«Ces massacres, c'est le 11 Septembre des Suisses»
Avec son dernier polar, La Secte, l'auteur et procureur s'attaque à une affaire comme nulle autre. Celle qui a secoué la Suisse romande et toute la Francophonie, au milieu des années 90: les suicides collectifs et assassinats liés à la secte de l'Ordre du Temple solaire (OTS), qui ont fait près de 74 victimes.
Nicolas Feuz, votre livre démarre sur le massacre de la forêt du Vercors, où 16 personnes et membres de l'OTS, dont trois enfants, ont perdu la vie en décembre 1995. Quel souvenir conservez-vous personnellement de cette affaire?
Avant de faire des recherches approfondies pour mon roman, je gardais des souvenirs assez généraux, surtout concentrés sur les évènements de Cheiry et de Salvan - les drames qui nous ont le plus touchés, puisqu'ils ont eu lieu en Suisse. J’avais 23 ou 24 ans, je venais tout juste de commencer mon stage d’avocat. A l’époque, pour les Suisses qui ont vécu ça, le choc était un peu à la mesure de celui généré par les attentats du 11 septembre 2001.
Comment expliquez-vous que la fascination pour cette secte perdure plus de 30 ans après les faits?
Cette affaire a touché au-delà de toute la Suisse romande, toute la Francophonie - autant la France que la Belgique ou le Québec. Je pense que c'est l'ampleur de ces suicides collectifs et de ces assassinats qui a choqué.
Vous décrivez notamment dans votre livre l'exécution froide d’un couple et de leur bébé au Québec, chez eux, lors d’un dîner... On s’y croirait.
Je n’ai rien inventé. Rien n'est romancé, à l’exception peut-être de la femme qui s'écroule, égorgée, le nez dans son assiette. Les protagonistes sont décrits par leurs vrais noms - ou, en tout cas, leurs vrais prénoms. Un bébé a bel et bien été tué de cette manière-là, avec un pieu dans le coeur, sur le mode du rituel satanique. Ce chapitre du livre faisait partie des plus difficiles à écrire pour moi.
En ce qui concerne les massacres de Chairy et Salvan, ainsi que pour le dernier suicide collectif au Québec, en 1997, j’ai adopté un regard plus extérieur, en me plaçant sous l'angle des premiers intervenants, policiers ou pompiers, dépêchés sur place.
Comment placer le curseur entre réalité et fiction? Lorsque vous racontez, par exemple, des audiences de proches de la secte au tribunal...
Ceux-là sont purement fictifs! Mais mon livre est né d'une incertitude bien réelle soulevée lors du procès de Michel Tabachnik, le célèbre chef d’orchestre suisse suspecté d’être le numéro 3 de la secte, à Grenoble: l'utilisation d'un lance-flamme pour se débarrasser des corps lors du massacre du Vercors. Les survivants des familles se sont battus pour prouver qu'un lance-flamme avait bien été utilisé - ce qui impliquerait l'intervention d'un tiers ayant échappé à tout ça.
Pourtant, deux expertises privées et extrêmement fiables ont démontré que la teneur en phosphore dans la terre et sur les dépouilles des victimes, en particulier les os, n’était absolument pas explicable par un simple feu de bois. La seule explication était l’utilisation d’un lance-flamme. Mais le tribunal, au bénéfice du doute, n’a pas approfondi cette question. Les parties plaignantes ont été accusées - sans mauvais jeu de mots - de vouloir rajouter un écran de fumée sur ce qui s'est vraiment passé. J'ai donc décidé de partir de cette hypothèse pour l'intrigue de mon roman.
Avez-vous dû demander des autorisations particulières ou contacter des gens en amont de l’écriture, pour vous épargner des pépins judiciaires ou des poursuites?
Pas du tout. J’ai seulement fait attention de ne pas porter atteinte aux survivants et aux familles des victimes. Par exemple, le nom de Jean Vuarnet, skieur national français dont la femme et l'un des fils ont perdu la vie dans le Vercors, n'est pas cité explicitement dans le livre. Ni son autre fils survivant, Alain Vuarnet, qui s'est battu jusqu'au bout devant le tribunal de Grenoble. Aujourd'hui encore, il maintient que la justice française n'a pas fait son boulot et aurait dû investiguer plus à fond.
Je suppose que ce livre a dû nécessiter un énorme travail de documentation et de recherche...
Les recherches m’ont clairement pris plus de temps que l'écriture du livre elle-même! Il fallait aller au-delà de ce que les médias ont rapporté à l’époque. J'ai eu la chance d'avoir accès à des rapports plus précis, médico-légaux ou scientifiques, notamment sur la question du fameux lance-flamme. J'ai aussi eu l'occasion de côtoyer le juge d'instruction fribourgeois André Piller, qui s’était occupé du cas Cheiry à l'époque, et, par la force des choses, de celui de Salvan, puis de toute l'affaire sur le plan suisse.
Vous décrivez très précisément certaines stations ou villages valaisans: Nendaz, Siviez. C’est un canton avec lequel vous avez des affinités particulières, vous, en tant que bon Neuchâtelois?
Cela fait 25 ans que ma résidence secondaire se trouve à Nendaz et que j’y passe une bonne partie de mon temps, donc oui! Les 4 Vallées est un domaine skiable que je connais très bien. Ce qui ne veut pas dire que je me suis rendu dans tous les lieux décrits: par exemple, la plaine du Grand Désert, évoquée dans le livre, n’est pas atteignable en ski alpin, mais on la voit bien depuis le Mont-Fort.
Ah... Le fameux refuge du Grand Désert où plusieurs de vos personnages se retrouvent coincés au milieu d’une tempête de neige. Il existe, lui?
Non, il est fictif! Mais on trouve un refuge dans la plaine du Grand Désert. J’ai préféré en inventer un autre.
Ce qui marque aussi dans La Secte, ce sont les descriptions glaçantes, la neige omniprésente... C’est un livre qui donne véritablement froid dans le dos. C'est voulu? Vous êtes fan de l'hiver?
(Rire) C’était exactement le but! Quand un polar se déroule principalement à huis clos,, dans un refuge perdu et coupé du monde par une tempête, il faut faire ressentir le froid et l'oppression dus à cet isolement. Un isolement encore aggravé par l'absence de connexion téléphonique et de wi-fi. Dans notre monde ultra connecté, on peut pratiquement tout faire et se sortir de n'importe quelle situation avec un téléphone. Il fallait que ce refuge soit privé de cette solution.
Il s'agit également d'un décor idéal pour un polar. Mon livre Aurora Borealis prenait place dans la Laponie finlandaise et Le Philatéliste, entre Noël et Nouvel An, dans une Suisse sous la glace. Ce qui ne m'a pas empêché non plus d'écrire d’autres polars qui se déroulent en plein été, dans le sud dans la France.
La Secte est votre 20e roman. Vous gardez la même passion, la même envie d'écrire?
Oui, absolument. J’ai d’ailleurs quasiment fini le suivant... J’apporte les touches finales, mais il ne sortira pas avant octobre 2026.
Vous êtes un peu le Jul de la littérature francophone, en somme!
(Eclats de rire) Pourquoi pas! En principe, je ne sors pas plus d’un polar par année. Il peut y avoir de «petits plus», comme la littérature jeunesse, et les «gros plus» - par exemple, un deuxième volet d'Ultimatum co-écrit avec Marc Voltenauer. En ce qui concerne les polars pour adultes, je vais conserver le rythme d'un livre par année.
Hier, vous répondiez à mon mail à 6h du matin... Vous êtes un lève-tôt? Quelle est votre routine d’écriture?
Depuis que je travaille comme procureur à temps partiel, je suis beaucoup plus matinal. C’est peut-être aussi lié à l'âge, je ne sais pas. A l'époque où je travaillais à 100%, je préférais écrire le soir, le week-end, pendant les vacances. Depuis cinq ans et demi, je mets systématiquement mon réveil à 6 heures du mat. Il m’arrive de me lever plus tôt encore quand je suis en pleine écriture et que le cerveau travaille. Ensuite, j'écris entre six et neuf heures du matin, par tranches de 3-4h maximum. Je ne fais pas partie de ces auteurs qui arrivent à aligner des heures et des heures d’écriture.
Vous êtes maintenant édité depuis deux ans chez Rosie&Wolfe, la jeune maison d’édition de Joël Dicker... Qu’est-ce que cela a changé pour vous?
Dans l'écriture, pas grand-chose. Joël Dicker et moi nous sommes mis d’accord sur le rythme d’un roman par an. C’est en termes de diffusion que tout a changé. Pas forcément en Suisse francophone, mais en France, en Belgique, en Italie et en Espagne en particulier. A tel point que j’envisage désormais de quitter mon poste de procureur. Mais la décision finale n’est pas encore prise.
(La Secte, de Nicolas Feuz, est en librairie depuis le 2 octobre 2025 aux Editions Rosie&Wolfe)