Monsieur Weder, les droits de douane avaient-ils réellement disparu avant l'ère Trump?
Rolf Weder: Non. Ceux sur les produits industriels ont toujours existé partout, seule la Suisse les a complètement supprimés il y a près de deux ans. Mais au cours des dernières décennies, ce sont principalement les pays en développement qui appliquaient des droits de douane à grande échelle. En Amérique du Sud, par exemple, il était particulièrement populaire d'imposer des restrictions à l'importation afin d'implanter certaines industries dans le pays.
Ces idées ne convainquaient pas sous nos latitudes?
Si, surtout dans les milieux de gauche critiques à l'égard de la mondialisation. Pour beaucoup, les restrictions à l'importation constituaient la principale raison du succès du Japon et d'autres pays asiatiques.
C'est justement avec Donald Trump que cette idée semble connaître un regain d'intérêt.
Il est assez ironique que les détracteurs de la mondialisation d'autrefois se demandent soudain si Trump n'est pas leur gourou en matière de politique économique.
Il a pourtant toujours dit vouloir ramener les emplois industriels pour la classe ouvrière blanche défavorisée de la Rust Belt américaine. N'est-ce pas exactement ce qu'il fait?
Quand Trump affirme que l'acier est important et que l'Amérique a besoin de plus de voitures «made in USA», cela semble plausible. Après tout, une grande partie de ces industries ont disparu du Midwest. Et, contrairement à ses prédécesseurs, Trump a compris que la politique doit relever les défis posés par l'adhésion de la Chine à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), tels que le chômage, les bas salaires et la misère sociale.
Y a-t-il des raisons de douter des motivations de Trump?
Pour moi, oui. Je me demande pourquoi il érige une barrière douanière pour tous les produits industriels sans exception et pourquoi il ne se concentre pas sur les problèmes évoqués.
On détaillera vos soupçons juste après. Mais avant, pourquoi Trump s'en prend-il si violemment à la Suisse?
Je ne comprends pas non plus. Alors oui, il a toujours beaucoup parlé de la balance commerciale des marchandises et l'excédent assez élevé de la Suisse, surtout si on le considère par habitant.
Mais souhaite-t-il que les montres, le chocolat et les machines suisses soient désormais fabriqués aux Etats-Unis?
Le chocolat n'est pas une industrie stratégique et le chocolat suisse ne peut pas venir d'ailleurs, idem pour les montres. A mes yeux, il n'a qu'un seul objectif:
Tous les autres arguments sont fallacieux, car ils manquent de cohérence et de logique économique pour être crédibles.
Le coup de fil de la présidente de la Confédération, Karin Keller-Sutter n'a donc servi à rien?
Je doute que Trump ait voulu s'engager dans une discussion sur le déficit commercial, même si Keller-Sutter a certainement avancé des arguments très valables. Personnellement, j'aurais beaucoup aimé demander au président américain si, en contrepartie des droits de douane élevés sur les produits industriels, la Suisse devrait désormais imposer elle-même des droits sur les importations de services en provenance des Etats-Unis.
Trump ne vous aurait certainement pas répondu par l'affirmative.
Je ne pense pas non plus. Mais au moins, il se serait retrouvé dans une situation conflictuelle.
L'UE n'a-t-elle pas déjà essayé, provoquant chez lui une réaction très négative?
L'Europe envisage d'instaurer une taxe numérique pour les entreprises américaines. Ce n'est pas la même chose que des droits de douane à l'importation. Mais, dans tous les cas, cela provoquerait probablement de vives réactions négatives de la part des Etats-Unis et aggraverait les effets secondaires économiques indésirables de telles interventions.
Comment se manifestent ces effets secondaires?
Le commerce conduit naturellement les pays à se spécialiser. La Suisse se distingue pour les biens que vous avez déjà mentionnés, et les Américains sont forts dans les services. Ce vieux modèle s'est développé au fil des décennies, il découle de la spécialisation. Si les Américains tentent désormais de compenser artificiellement leur désavantage dans la production de biens industriels par le biais d'une politique douanière, cela se fera inévitablement au détriment du secteur des services. Leur avantage concurrentiel diminue.
Car les Américains gagnent plus avec les services qu'avec l'acier ou les voitures. On ne peut pas tout faire.
Vous semblez certain que Trump cherche à augmenter les recettes publiques avec ses droits de douane. Est-ce qu'il s'en prend à la Suisse parce que c'est un petit pays riche?
C'est possible. Il constate par exemple que nous pouvons vendre nos médicaments moins cher en Europe qu'aux Etats-Unis. Peut-être qu'il se dit alors qu'il y a encore de la marge. Il paraît croire que l'industrie pharmaceutique est prête et capable de supporter elle-même des coûts liés à d'éventuels droits de douane, plutôt que de les répercuter sur les patients américains. De la même manière pour d'autres produits, il pense peut-être que la riche Suisse paiera de sa poche une grande partie des droits de douane et remplira ainsi les caisses américaines. Mais je doute que ce calcul soit juste.
Pourquoi?
Parce qu'à mon avis, l'industrie suisse vend aux Etats-Unis des produits souvent assez uniques. Dans ce cas, les consommateurs américains auraient peu d'alternatives. Ils continueraient à demander ces produits à un prix plus élevé, et les producteurs suisses en profiteraient pour répercuter les droits de douane.
Au final, ce seraient donc les consommateurs américains qui rempliraient les caisses de l'Etat.
Exactement. Au lieu d'une augmentation de l'impôt sur le revenu, les Américains financeraient le budget de l'Etat par le biais de droits de douane plus élevés.
Le Conseil fédéral tente actuellement, en concertation avec les milieux économiques, de conclure un «deal» avec Washington. Qu'en pensez-vous?
Si on trouve quelque chose qui profite aux deux parties, par exemple des allègements douaniers sur la viande bovine américaine, alors c'est une bonne chose.
Pourquoi?
L'UE en a conclu un et a beaucoup investi. Cet accord a déjà été remis en question depuis. Trump va, par exemple, voir ses électeurs et leur explique que ces 600 milliards de dollars sont en fait un cadeau de Bruxelles. La Commission européenne s'empresse alors de souligner que ces investissements émanent d'entreprises privées. Qu'elle ne peut pas les garantir. J'espère donc que notre gouvernement ne conclura pas d'accords qui, au final, nous coûteront plus cher que les droits de douane.
L'industrie doit donc essentiellement résoudre elle-même le problème des droits de douane.
Oui. Mais elle est également en mesure de le faire dans la plupart des cas. Depuis de nombreuses années, on observe une forte tendance à la fragmentation mondiale des chaînes de valeur.
Cette tendance se poursuit et elle va s'intensifier.
Et qu'est-ce que cela signifie pour la Suisse?
Outre la recherche et le développement, les petites et moyennes entreprises conservent souvent l'ensemble de leur production en Suisse.
Et justement, qu'est-ce qui le caractérise?
Selon moi, les entreprises suisses excellent souvent dans la recherche et le développement. C'est cette partie de la valeur ajoutée qu'il faut garder ici afin de ne pas compromettre la prospérité du pays.
Est-ce que Trump valide cela?
Je suppose que oui. Il se focalise sur la balance commerciale. Les entreprises suisses doivent désormais réfléchir à deux choses: ce qu'elles veulent produire ici et comment elles veulent le facturer à leurs clients à l'étranger.
Supposons que vous vendiez une machine d'une valeur de 100 000 francs aux Etats-Unis. Le prix comprend dix ans de maintenance d'une valeur de 20 000 francs. Ce contrat de service est une prestation qu'on pourrait affranchir des droits de douane.
Et la production?
Il faudrait essayer davantage d'externaliser à l'étranger la fabrication de produits basés sur des brevets suisses, par le biais de contrats de licence.
Notre pays enregistre le plus grand nombre de brevets dans de nombreux secteurs industriels. L'industrie est donc déjà très innovante. De cette manière, son chiffre d'affaires se concentrerait plus sur les prestations de développement vendues et moins sur les prestations de production.
Les Américains font-ils la même chose avec nous?
Déjà beaucoup plus que nous jusqu'à présent. La majeure partie de notre déficit vis-à-vis des Etats-Unis provient du savoir-faire d'entreprises, comme celles de la Silicon Valley, pour l'utilisation duquel notre industrie paie des droits de licence et d'autres compensations.
L'industrie helvétique est déjà très spécialisée. La Suisse pourra-t-elle encore offrir suffisamment de travail à ses bientôt 10 millions d'habitants si elle se spécialise encore davantage?
Les exigences en matière de spécialisation ne cessent certes d'augmenter. Lorsqu'il s'agit de biens commercialisables à l'échelle internationale, la Suisse a besoin d'une main-d'œuvre hautement qualifiée. Je n'exclurais pas que les emplois pour les personnes moins qualifiées et à faibles revenus disparaissent à l'avenir encore plus rapidement qu'auparavant.
Dans des études précédentes, vous avez prouvé que la forte spécialisation de l'économie suisse comporte également des risques.
L'avantage de la spécialisation réside dans le fait qu'elle nous permet d'aller vers plus de prospérité avec la même main-d'œuvre. Mais ce gain a un prix.
Les petits pays sont généralement beaucoup plus sensibles à ces chocs.
(Traduit de l'allemand par Valentine Zenker)