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Interview

«Poutine a intérêt à encourager le plus de guerres possible»

Poutine a intérêt à initier ou encourager le plus de guerres possibles.
La Russie de Poutine jouerait un rôle au Moyen-Orient.Image: imago/watson
Interview

«Poutine a intérêt à initier ou encourager le plus de guerres possible»

Le président russe Poutine aurait intérêt à ce qu'il y ait de nouveaux conflits armés après l'invasion de l'Ukraine. C'est ce qu'affirme Francis Cheneval, professeur de philosophie politique. Il considère que l'Occident est sur la défensive, et que cela est dû à ses propres erreurs.
22.10.2023, 09:4222.10.2023, 09:55
Francesco Benini, Raffael Schuppisser / ch media
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Le monde est-il en train de s'écrouler?
Francis Cheneval:
Il serait faux de dire qu'avant, le monde allait bien et que maintenant tout s'écroule. La société a toujours été soumise à de nombreux stress. Mais nous pouvons dire qu'aujourd'hui, la paix, la liberté et la démocratie ont tendance à reculer. Ce n'est pas une bonne évolution.

Francis Cheneval est titulaire de la chaire de philosophie politique à l'Université de Zurich. Il mène des recherches sur le concept et la justification de l'autorité politique, la théorie d ...
Francis Cheneval.Image: Dlovan Shaheri/CH Media
A propos de l'interviewé...
Francis Cheneval a étudié la philosophie et la science politique aux universités de Fribourg et de Georgetown (Etats-Unis). Il a enseigné à Paris, à Bogota et à l'Université d'Oxford en Angleterre. Depuis 2011, il est titulaire de la chaire de philosophie politique à l'Université de Zurich. Il mène des recherches sur le concept et la justification de l'autorité politique, la théorie démocratique et les droits économiques.

Pourquoi y a-t-il maintenant une telle succession de conflits armés?
Les conflits armés n'ont jamais disparu. Le Congo a vécu une guerre qui a fait plus de trois millions de morts – cela n'a juste pas fait grand bruit chez nous. Mais une guerre d'agression menée par une puissance militaire comme la Russie contre l'Ukraine est une digue qui a sauté. La Russie s'est surmenée dans cette guerre et cherche désormais des guerres par procuration qui renforcent les liens avec ses alliés.

«Poutine a intérêt à initier ou encourager indirectement le plus de guerres possible»

Pensez-vous que Poutine soit impliqué dans l'attaque du Hamas contre Israël?
Avant la guerre en Ukraine, les relations entre la Russie et Israël étaient assez étroites. La guerre d'Ukraine a rendu la Russie dépendante des livraisons de drones en provenance d'Iran et cela a renforcé l'axe entre la Russie et l'Iran. La Russie coopère depuis longtemps avec le Hezbollah au Liban, financé par l'Iran. L'axe Moscou-Téhéran joue certainement un rôle direct et indirect dans le conflit. Les nouveaux développements au Proche-Orient profitent à Poutine, et pas seulement pour des raisons militaires.

Quels sont ses intérêts?
L'Occident se divisera davantage sur la question d'Israël que sur celle de l'Ukraine. Jusqu'à présent, l'Occident est plutôt uni dans son soutien à l'Ukraine contre l'agresseur russe. Mais les divergences éclatent rapidement lorsqu'il s'agit d'Israël; c'est malheureusement une longue tradition en Europe. En Suisse, il y a par exemple eu des manifestations pro-palestiniennes juste après le massacre en Israël. Y a-t-il eu des manifestations pro-russes en Suisse depuis le début de la guerre en Ukraine? En Occident, les opinions divergeront encore plus si une offensive terrestre d'Israël dans la bande de Gaza faisait de nombreuses victimes civiles.

«En outre, Poutine veut à nouveau faire grimper les prix de l'énergie. Un Proche-Orient instable y contribue»

La guerre au Proche-Orient risque-t-elle de gagner en ampleur?
Le Hezbollah libanais et l'Iran, ainsi que des ramifications en Irak et en Syrie, y participeront peut-être. Mais une guerre des Etats arabes aux côtés du Hamas contre Israël est peu probable.

Le rapprochement de l'Arabie saoudite avec Israël est-il à l'origine de l'attaque du Hamas?
Non, la raison est bien plus ancienne: le Hamas refuse tout simplement qu'Israël existe. On dit de Poutine qu'il faut lire ce qu'il a écrit et dit – ses intentions sont ensuite claires. Cela vaut également pour le Hamas: il a toujours nié le droit à l'existence d'Israël.

«Ce n'était qu'une question de temps avant qu'il passe à l'offensive»

Que penser des tensions entre Chine et Etats-Unis?

Une guerre de grande ampleur menace si la Chine attaque Taïwan. Les Etats-Unis interviendraient alors aux côtés de Taïwan.
Le président chinois Xi Jinping a déclaré clairement qu'il veut unir la Chine et Taïwan. Plus les Etats-Unis et leurs alliés semblent faibles, distraits et divisés, plus la Chine pourrait être incitée à passer à l'action. Les exercices militaires se multiplient autour de Taïwan. La Chine a fortement augmenté sa production de diesel pour bateaux, ce qui pourrait indiquer la préparation d'une guerre en mer. Certes, la Chine cherche actuellement à détendre les relations avec les Etats-Unis, mais ce n'est peut-être qu'un leurre.

L'Occident est sur la défensive. Pourquoi?
Je vois plusieurs raisons à cela. Il y a de nombreux pays qui se demandent ce qu'ils ont à perdre s'ils ne se rangent pas du côté de l'Occident dans le conflit qui l'oppose à la Russie et à la Chine. L'Occident a négligé de veiller à ce que les pays du Sud voient les inconvénients qu'ils ont à ne pas coopérer avec l'Occident. Historiquement, l'Occident n'y est pas synonyme de liberté, mais de colonisation violente. Il y a aussi eu d'autres erreurs graves.

Lesquelles?
La seconde guerre d'Irak des Etats-Unis s'est avérée être illégitime. Lorsque l'Occident condamne l'invasion de l'Ukraine en disant qu'elle est contraire au droit international, ses opposants lui rappellent ce conflit. Ce discours, qui reproche à l'Occident d'avoir deux poids deux mesures, est particulièrement bien reçu dans les pays anciennement colonisés par l'Occident. La tradition américaine de l'internationalisme libéral implique une juridicisation constante des relations internationales. Les Etats-Unis s'en sont détournés sous le signe du néoconservatisme. Ils ont suivi l'idéologie de l'«exceptionnalisme»:

«Les Etats-Unis peuvent mener des guerres d'agression et ceux qui les ont ordonnées ne sont pas tenus de rendre des comptes»

Est-on entré dans une seconde Guerre froide?

L'Occident aurait-il dû faire quelque chose pour empêcher l'alliance entre la Chine et la Russie?
Je ne pense pas que l'Occident aurait pu empêcher le rapprochement des autocrates sous la direction de la Chine. Ce qui est gênant pour Poutine, c'est qu'il est le jeunot dans cette affaire. Mais la nouvelle guerre froide est fondamentalement différente de celle du 20e siècle.

Qu'est-ce qui a changé?
Au 20e siècle, le camp opposé à l'Occident avait un système économique fermé, marxiste et moribond. Mais aujourd'hui, ce camp utilise également un système capitaliste qui génère des richesses et qui est étroitement lié à l'Occident et aux pays situés entre les pôles idéologiques. Il est difficile d'imaginer la prospérité des Etats-Unis et de l'Europe sans commerce avec la Chine et le monde autocratique.

Le rêve de la démocratie existe toujours

Dans quelle mesure le système démocratique est-il menacé par le fait qu'une dictature comme la Chine puisse atteindre une croissance économique élevée?
En Occident, nous pensions que la démocratie, l'économie de marché libre et la croissance allaient de pair. Nous constatons à présent que l'économie de marché libre peut être remplacée par un capitalisme d'Etat qui génère de la croissance économique et alimente l'autocratie qui le dirige.

«C'est attrayant pour les autocrates des pays structurellement faibles»

Le régime chinois s'appuie sur une légitimité de production plutôt que sur une légitimité de participation: des centaines de millions de personnes sont sorties de la pauvreté, sans pour autant avoir voix au chapitre sur le plan politique. Les Etats africains et sud-américains tentent d'adopter ce modèle et sont soutenus par la Chine. Je vois un grand «mais» dans cette approche.

C'est-à-dire?
Au niveau global, c'est la démocratie qui est perçue comme étant le meilleur système. Où les gens vont-ils, lorsqu'ils doivent fuir leur pays? Vers l'Occident. Ils ne veulent pas seulement de l'argent, ils cherchent la liberté, l'éducation, la culture.

«Personne ne veut aller en Russie, en Chine ou en Iran»

La démocratie est actuellement sous stress, entre autres parce qu'elle est victime de son propre succès, mais c'est le système le plus résilient. Les processus de transition d'une autocratie à une démocratie sont difficiles. Mais une fois que la démocratie s'est établie à un niveau de prospérité raisonnable, elle se maintient.

Mais est-ce toujours le cas?
La théorie des cycles de régime a été développée pendant l'Antiquité: tout régime – et donc aussi la démocratie – porte en lui le germe de son déclin. Les libertés peuvent être abusées dans un système démocratique. Si ces abus sont excessifs ou sont perçus comme tels, les gens deviennent plus réceptifs aux appels à un leadership fort. Les populistes de droite en profitent, par exemple, comme on peut le voir actuellement dans toute l'Europe. Je doute qu'ils puissent faire tomber la démocratie.

«Lorsqu'il le faut, la majorité inerte se réveille en faveur de la démocratie»

Mais les populistes de droite progressent également parce que les autres partis refusent d'aborder certains problèmes.
Je suis d'accord. Lorsque les partis du centre n'osent plus dire qu'il faut limiter l'immigration; lorsqu'ils omettent de dire que les immigrés doivent aussi être activement encadrés pour réussir leur intégration – on peut avoir l'impression que le système libéral est impuissant face à l'émergence de sociétés parallèles et de gangs étrangers. En Suisse, c'est nettement moins le cas qu'en Suède ou en Allemagne.

Les erreurs de l'Occident dans la guerre en Ukraine

La guerre sur le continent s'éternise et contribue au pessimisme que l'on constate actuellement en Europe. Et la menace d'une paix «sale» plane: la Russie pourrait conserver les territoires ukrainiens qu'elle a conquis.
Je ne comprends pas pourquoi l'Occident ne soutient pas davantage l'Ukraine. L'Occident alimente une impasse qui mène à de très nombreux morts. Je trouve cela cynique. L'Occident pourrait soutenir l'Ukraine en lui fournissant suffisamment d'armes pour que la Russie doive rapidement abandonner les territoires ukrainiens. La doctrine militaire américaine est basée sur le concept de «overwhelming power» – une force écrasante. Celle-ci doit être présente lorsque l'on s'engage dans une guerre.

«On attend de l'Ukraine qu'elle mène une guerre avec une demi-puissance: avec des chars, mais sans avions, et ainsi de suite»

Le chancelier allemand, par exemple, Olaf Scholz, ne veut pas que l'Allemagne soit impliquée dans la guerre, et il craint une escalade nucléaire.
Je pense que son premier point est légitime. Mais le deuxième point montre que Scholz est victime du bluff de Poutine. Pourquoi répète-t-on sans cesse que Poutine doit perdre la guerre, sans faire le nécessaire pour que cela se réalise? On agit sans conviction. Le pacifisme radical a au moins le mérite d'être cohérent, alors que le pacifisme hésitant prolonge la guerre et mène à plus de souffrance.

De nombreuses personnes ont l'impression d'avoir été ramenées au 20ᵉ siècle. La lutte contre le changement climatique et la gestion de l'intelligence artificielle étaient au premier plan – mais maintenant une guerre en Europe fait rage, le conflit au Proche-Orient s'aggrave et deux blocs s'affrontent à l'échelle mondiale.
On pensait que nous étions entrés dans une ère post-politique, dans laquelle il n'y avait plus que des problèmes matériels à résoudre. Dans ce contexte, «politique» se réfère au contrôle du territoire par des identités collectives et des institutions correspondantes. La confrontation entre des blocs de pouvoir revient maintenant, car les institutions robustes et les identités collectives qui les sous-tendent sont nécessaires, mais elles deviennent toujours des processus pathologiques auto-entretenus. Francis Fukuyama a été critiqué pour avoir constaté la fin de l'Histoire en 1992. Je pense qu'il a également été mal compris:

«Il voulait dire qu'un modèle libéral, d'économie de marché et de liberté pourrait être le but ultime de la société»

Si l'humanité doit atteindre un objectif, que ce soit celui-là. Dans le cas contraire, elle s'effondrera avant. Je suis d'accord avec cela. Le modèle libéral est en tout cas préférable au modèle chinois ou russe.

Un oeil sur l'avenir

Et les choses pourraient s'empirer l'année prochaine si Donald Trump réintégrait la Maison-Blanche.
On peut reprocher beaucoup de choses à Trump, mais il n'est pas un mauvais géopoliticien. Sous sa direction, les Etats-Unis ne se sont pas lancés dans des confrontations militaires et ont tenu tête à la Chine.

Il serait mauvais pour l'Europe que les Etats-Unis se retirent de l'Otan, et cela pourrait arriver sous la présidence de Trump.
Si les Etats-Unis se retirent de l'Otan, l'Europe pourrait sombrer dans la guerre des tranchées. Mais il est plus probable que les Etats de l'UE se rapprochent alors militairement et politiquement. Trump souderait ainsi l'Europe sans le vouloir. Il serait – pour paraphraser le Faust de Goethe – une puissance qui veut le mal, mais crée le bien.

Qu'est-ce qui vous donne de l'espoir en ces temps sombres?
Les régimes autoritaires ont besoin de beaucoup d'argent pour entretenir un système qui ne fait rien d'autre que d'asservir leur propre population. Est-ce durable? Certains experts prédisent que la Chine devra faire face à de graves turbulences.

Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci

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