Bienne se serait bien passée de cette publicité qui ajoute à sa réputation de ville exposée aux courants islamistes. On se souvient que le chef-lieu seelandais fut dans les années 2010 le quartier général du Conseil central islamique suisse, un groupe radical dont deux membres ont été condamnés par le Tribunal fédéral pour la promotion de vidéos de propagande djihadiste.
Mercredi, comme on l’a appris, le Conseil municipal a annulé un événement au cours duquel six prédicateurs musulmans venant de Suisse, de France, d’Allemagne et d’Angleterre devaient prendre la parole le 1er février à Bienne.
Telles des vedettes du show-biz, leurs visages remplissaient le flyer électronique diffusé sur les réseaux sociaux, leur terrain d'influence. «Ramadan together we prepare» (c’est ensemble que nous préparons le ramadan) était le nom donné à cette conférence, dont Blick avait rendu compte des préparatifs. Les organisateurs, au sujet desquels règne un grand flou, avaient réservé le Palais des Congrès, propriété de la Ville de Bienne mais géré par l’organisme CTS.
Faisant valoir des arguments sécuritaires, le Conseil municipal a demandé à CTS d’annuler la réservation, ce qui a été fait. Interrogée par watson pour savoir si elle avait été en contact au sujet de cet événement avec la Police fédérale, la municipalité biennoise a répondu par courriel:
L'article de Blick indiquait que certains des conférenciers attendus à Bienne étaient intervenus dans des mosquées ou instituts en Allemagne surveillés par les services de protection de la Constitution en raison de leurs liens avec les Frères musulmans, auxquels sont prêtés des intentions déstabilisatrices.
Autre figure controversée annoncée au raout biennois: l’imam de Lugano, Samir Jelassi, de nationalité tunisienne, auquel la naturalisation suisse avait été refusée sur intervention du Service de renseignement de la Confédération (SRC), qui lui reprochait des contacts avec des extrémistes. S’estimant lésé, Samir Jelassi avait déposé plainte contre des collaborateurs du SRC.
Aujourd’hui, la Ville de Bienne et son prestataire CTS se renvoient la balle. Bienne a-t-elle fait preuve d’imprudence en autorisant dans un premier temps la conférence? S’est-elle fait gruger par les organisateurs de «Ramadan together we prepare», lesquels seraient restés vagues sur le programme de la journée du 1er février?
Derrière les organisateurs, on trouve le nom de Swiss Muslim Travel (SMT), présent sur Instagram, mais dont on ne sait rien ou presque. La Ville de Bienne dit n’avoir aucune information sur SMT et ses membres. Il s’agit visiblement d’une structure organisant des voyages à la Mecque et à Médine, lieux saints de l’islam situés en Arabie Saoudite. Sur l’une de ses publications, apparaît l’imam de Lugano annoncé à Bienne, Samir Jelassi, marchant dans un «cimetière islamique» et évoquant «les bonnes actions qui seules compteront» au moment de la mort.
Cela ne nous en dit pas plus sur Swiss Muslim Travel. «Il se peut qu’il s’agisse d’un groupe de jeunes musulmans, des autodidactes de l’islam imprégnés d’une vision traditionnaliste, mêlant foi et business, et qui s’inspirent peut-être là du modèle d'affaires des chrétiens évangéliques», note Amir Dziri, directeur du Centre Suisse Islam et Société (CSIS) de l’Université de Fribourg, joint par watson.
Le nom d’un habitant de la région biennoise, qui aurait fait office d’intermédiaire pour la location du Palais des congrès en lien avec un club de sport, est cité par les connaisseurs du milieu musulman seelandais, mais la Ville de Bienne, invoquant la «protection des données», ne souhaite pas répondre à ce sujet.
En France, une loi «séparatisme», entrée en vigueur après l’assassinat de Samuel Paty par un djihadiste d’origine tchétchène, ne ménage pas les auteurs de propos dont l’Etat estime qu’ils incitent à la rupture avec la société. Les propos sexistes sont particulièrement visés. Ce sont des paroles présumées sexistes qui avaient valu à l’imam Mehdi, attendu à l’événement biennois, un rappel à l’ordre de Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur – le mis en cause avait répliqué d’une plainte contre le ministre pour «abus d’autorité».
Avec «The Sunna Guy», de son vrai nom Shoaib Hussain, des millions d'abonnés sur Instagram et TikTok, le doute n’est pas permis. En décembre 2024, discourant sur les «genres», cet influenceur islamique d’origine pakistanaise installé en Angleterre affirme:
Pour le directeur du Centre Suisse Islam et Société de l’Université de Fribourg, Amir Dziri, il s’agit là d’«un discours sexiste, traditionnaliste, fondamentaliste».
«Le problème, avec ce type de propos, reprend Amir Dziri, c’est qu’on ne sait pas jusqu’à quel point un homme pourra se dire affecté par la présence d’une femme. Devra-t-elle aussi se taire, cesser de travailler, se mettre totalement en retrait de la société, comme l’ont édicté les talibans en Afghanistan?»
L’anthropologue française Florence Bergeaud-Blackler, auteure du livre Le frérisme et ses réseaux, l'enquête (Odile Jacob, 2023), relève dans les propos de l’influenceur «The Sunnah Guy» «une fausse symétrie entre les hommes et les femmes, comme si chaque sexe était tenu de faire des efforts».
Pour Florence Bergeaud-Blackler, «ce genre de discours, qui n’est plus violent comme il a pu l’être dans les 2000 et 2010, œuvre à la division sexuelle islamique de l’espace et du travail». «Cela participe du projet frériste d’une société à terme islamique et qui, dans l’intervalle, s’emploie à créer des micro-sociétés à destination des musulmans», affirme l'anthropologue française.
Le Biennois Mohamed Hamdaoui, un élu du Centre qui préside le Conseil de ville du chef-lieu seelandais, de longue date engagé contre l’islamisme, est «heureux» de l’annulation de «Ramadan together we prepare».
En avril 2024, un salafiste radical venu d’Allemagne pour prononcer un prêche dans une mosquée biennoise à l'invitation d'un groupe de fidèles, avait été empêché de le faire par la police bernoise, sur intervention de la Police fédéral. «Bienne, en tant que ville industrielle et populaire, est le type de cible privilégié par les islamistes, cela se vérifie en Allemagne et en Angleterre, par exemple», note Amir Dziri.
L’annulation de l’événement du 1er février au Palais de congrès pose «la question de la liberté d’expression», observe le directeur du Centre Suisse Islam et Société de l’Université de Fribourg. «On touche peut-être ici aux limites de la société inclusive, dont on voit bien l’usage qu’en font des idéologues prônant l'inverse, soit une forme d’exclusion.»