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Une journaliste sous pression pour ses écrits sur l'islam rigoriste

Une journaliste du Tages Anzeiger a reçu deux courriels critiques, dont un d’un observatoire anonyme, relançant les tensions autour du traitement médiatique de l’islam.
Une journaliste du Tages Anzeiger visées par des plaintes au médiateur. A droite, capture d'écran du site Observatoire de l'islamophobie ordinaire.image: watson

Une journaliste suisse sous pression pour ses écrits sur l'islam rigoriste

Une journaliste du quotidien zurichois Tages Anzeiger fait face à deux plaintes auprès du médiateur de son groupe de presse, dont une émane d'un mystérieux site anonyme, l'«Observatoire de l’islamophobie ordinaire». L'Université de Fribourg a également écrit à notre consœur pour critiquer des propos qu'elle a rapportés dans une interview.
22.11.2025, 06:5622.11.2025, 10:19

Le 15 novembre à 15h22, Bettina Weber, journaliste au quotidien zurichois Tages Anzeiger, a reçu un e-mail d’un mystérieux «Observatoire de l’islamophobie ordinaire» (OIO). Cet e-mail, d’abord envoyé sous forme de plainte au médiateur chargé de régler les litiges avec les lecteurs au sein de Tamedia, le groupe de presse auquel appartient le Tages Anzeiger, avait valeur de mise en garde, une pratique courante dans les milieux de l’islam politique.

Dans son courriel, l’OIO, adossé à un site Internet anonyme, attirait l’attention de la journaliste sur une interview qu’elle avait faite de la spécialiste de l’islamisme en Suisse, la Suisso-Tunisienne Saïda Keller-Messahli, parue une semaine plus tôt dans les colonnes du journal zurichois. Cette dernière, auteure, en 2018, de La Suisse, plaque tournante de l'islamisme: un coup d'œil dans les coulisses des mosquées, (éditions Alphil), y critiquait le Conseil fédéral qui renonçait à interdire le voile musulman à l’école pour les écolières, au moment où le Kosovo, pourtant un pays musulman, le prohibait. Contactée par watson, Bettina Weber n'a pas souhaité faire de commentaires sur une situation qui la met «sous pression», préférant en rester aux faits, qui sont éclairants.

«Cette interview participe de l’islamophobie ordinaire»

«Nous estimons que [cette interview de Saïda Keller-Messahli] participe de l’islamophobie ordinaire», indiquait l’OIO à la journaliste. Empruntant au jargon sociologique, ledit observatoire affirmait que «le choix de cette intervenante (réd: Keller-Messahli) conduit à un biais épistémique dans le traitement du sujet».

Reprochant aux médias d’interroger «de manière répétée voire systématique» Saïda Keller-Messahli, au détriment d’autres «intervenants», l’OIO chapitrait la journaliste du Tages Anzeiger à propos d’une description qu’elle avait faite de l’interviewée dans son article, également publié par le quotidien romand 24 Heures propriété de Tamedia:

«Nous cherchons encore sur quelle base Mme Keller-Messahli est considérée comme "l'une des plus grandes spécialistes de l'islam en Suisse" et nous vous invitons à sérieusement reconsidérer cette croyance.»
L'Observatoire de l’islamophobie ordinaire, dans son e-mail à la journaliste du Tages Anzeiger

Cherchant visiblement à nuire à la réputation de Saïda Keller-Messahli tout en adressant un sorte d'avertissement à la journaliste du Tages Anzeiger, l’observatoire en question ajoutait: «Sachez qu'elle a été l'objet de nombreuses polémiques et que ses positions sont considérées au mieux comme militantes par les universitaires.»

L'OIO salue le travail de l'Université de Fribourg

A l'inverse, l’OIO, dans son courriel à Bettina Weber, soulignait les qualités du «Centre Suisse Islam et Société [de l’Université de Fribourg], que critique [Saïda Keller-Messahli dans l’interview accordée au Tages Anzeiger], centre dont le sérieux est pourtant reconnu par la Confédération puisque la Commission fédérale contre le racisme lui a commandé une étude majeure parue cette année». Et l’OIO d’ajouter, visant Saïda Keller-Messahli: «Rappelons que "l'expertise" au sens universitaire est avant tout une reconnaissance par les pairs.»

La curiosité dans l’affaire, c’est que, le 12 novembre, trois jours avant de réceptionner l’e-mail du site anonyme Observatoire de l’islamophobie ordinaire, Bettina Weber, la journaliste du Tages Anzeiger, en avait reçu un émanant du chef de la communication de l’Université de Fribourg, Marius Widmer, lequel intercédait au nom du Centre Suisse Islam et Société (CSIS).

Dans son courriel (que watson a pu viser) à Bettina Weber, Marius Widmer écrivait:

«En tant que journaliste, vous n'êtes pas responsable des réponses de Mme Keller-Messahli, c'est pourquoi je suis loin de vouloir critiquer le contenu de son intervention. Permettez-moi néanmoins de mentionner quelques points qui pourraient vous aider à aborder le thème de l'islam dans le contexte suisse à l'avenir.»
Marius Widmer, chef de la communication de l'Université de Fribourg

Le chef de la communication tenait notamment à contredire le propos tenu par Saïda Keller-Messahli dans l’interview accordée à la journaliste du Tages Anzeiger, propos selon lequel «le Centre suisse Islam et société (…) représente les mosquées, souvent dirigées par des hommes très conservateurs». «Quelle affirmation!», rétorquait Marius Widmer en forme de démenti. Marius Widmer invitait ensuite la journaliste à se diriger vers des collaborateurs du CSIS, qui seraient à sa disposition pour de prochains articles.

L’envoi rapproché des deux e-mails, celui d l’université de Fribourg, suivi trois jours plus tard de celui de l’OIO, peut interroger. Joint par watson, Marius Widmer est formel:

«Ni l’Université de Fribourg ni le CSIS ne connaissent cet "Observatoire ordinaire de l’islamophobie"»
Marius Widmer, chef de la communication de l'Université de Fribourg

Le chef de la communication ajoute, à propos du courriel adressé par ses soins à la journaliste du Tages Anzeiger:

«Le CSIS de l’Université de Fribourg ne reproche rien à personne. Le message dans l’interview comme quoi "Le Centre suisse islam et société à Fribourg n’est pas neutre: il ne représente pas la majorité des musulmans suisses" reflète une mauvaise compréhension [de la vocation] de notre institut qui – au cours des 10 dernières années – a développé un éventail de prestations à l’attention des administrations publiques, des institutions (para)-étatiques et du secteur privé. En tant que centre de recherche et de formation, il met l’accent sur les questions sociétales, inter-religieuses et d’éthique sociale.»
Marius Widmer, chef de la communication de l'Université de Fribourg

De son côté, l’OIO a d’abord adressé son e-mail visant Bettina Weber au médiateur de 24 Heures, qui l’a transmis ensuite au médiateur central à Zurich. Ce dernier y donnera-t-il une suite? Nous l’ignorons en l’état.

Ce n’est pas le premier «coup de pression» reçu cet automne par la journaliste du Tages Anzeiger. En octobre, suite à un article paru dans son journal, où elle rendait compte de la propension, désormais, de l'islam albanais, d'habitude libéral, à inciter les femmes, y compris les jeunes filles, à porter le voile, la prescription du voilement relevant d’une approche rigoriste et sexiste de l'islam, le médiateur de Tamedia avait été saisi d'une «plainte» envoyée par la DAIGS, l'association faîtière des communautés islamiques albanaises en Suisse.

Site anonyme, hébergé en Lituanie

Quant à l’Observatoire de l’islamophobie ordinaire, son site a été enregistré le 8 juillet dernier et il est hébergé en Lituanie. Mais on ne sait rien de la ou des personnes qui le tiennent. Pour Me Sylvain Métille, avocat à Lausanne spécialisé dans le numérique:

«En droit suisse, le site en question n’est pas tenu de lever son anonymat dès lors qu’il ne pratique pas une activité commerciale et dans la mesure où il ne collecte pas de données personnelles, les individus invités à interagir pouvant dans le cas présent le faire sans laisser leur adresse e-mail. L'anonymat est protégé par la loi dans le cadre de la libre expression, dans certaines limites.»
Me Sylvain Métille, avocat à Lausanne

L'OIO en mode anonyme👇

Image

«Cela dit, poursuit Me Métille, libre aux personnes s'estimant diffamées de saisir le ministère public, qui, le cas échéant, peut sommer l’hébergeur de lever l'anonymat.»

A la rubrique «étude de cas», l’OIO, sur son site, consacre des lectures se voulant critiques de deux articles parus en juillet, l’un sur watson, l’autre dans Le Temps. Le message que nous avons envoyé à l'OIO dans le cadre de cette enquête est resté sans réponse.

Jointe par watson, Saida Keller-Messahli se dit «étonnée de constater que cet Observatoire de l'islamophobie ordinaire et l'Université de Fribourg se soient sentis obligés d'écrire à une journaliste du Tages Anzeiger, le premier étant allé jusqu'à déposer plainte auprès du médiateur de Tamedia».

Deux plaintes pendantes au pénal

Bête noire des milieux musulmans conservateurs, Saida Keller-Messahli fait face à deux plaintes pendantes au pénal, l'une émanant de l'Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM), l'autre, de l'Union des associations islamiques de Zurich (VIOZ), à la suite d'une interview parue en 2024 dans Le Matin Dimanche, où elle reprochait à ces deux associations des liens avec la confrérie des Frères musulmans.

Au sujet de l'OIO caché derrière l'anonymat, Saida Keller-Messahli déclare:

«Cet observatoire me paraît être un instrument créé de toutes pièces pour censurer la critique de l'islam politique»
Saïda Keller-Messahli
- WIKED teaser animé
Video: youtube
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