Voici la génération qui «héritera plus que toutes les précédentes»
La Jeunesse socialiste (JS) veut instaurer un impôt sur les successions pour les super-riches. L’économiste Isabel Martinez explique pourquoi les héritages sont une question politique, en quoi ils sont liés aux inégalités de richesse et pourquoi on ne peut pas simplement éliminer les inégalités sociales par la fiscalité.
Fin novembre, la Suisse votera sur l’initiative de la Jeunesse socialiste (JS) concernant l’impôt sur les méga-héritages. Pourquoi l’héritage est-il un sujet aussi politique?
Isabel Martinez: L'héritage touche à des aspects très personnels: la mort et la famille. Pour beaucoup, l'impôt sur les successions apparaît comme une intrusion de l'Etat dans la famille nucléaire, en quelque sorte sacrée.
Pouvez-vous expliquer cela?
Prenons un exemple: Roche est une entreprise familiale, Novartis ne l’est pas. Ceux qui veulent exempter les entreprises familiales de l’impôt sur les successions veulent mieux traiter fiscalement le petit-enfant du fondateur de Roche que l’enfant d’un investisseur de Novartis. A mon avis, il n’y a pas de bonne raison à cela, puisque tous deux héritent de parts d’une entreprise. Nous ne vivons plus dans une société d'ordres. Mais face aux entreprises familiales, beaucoup tombent visiblement dans une logique dynastique:
Pourquoi devrions-nous traiter ces enfants mieux fiscalement que ceux d’un banquier d’investissement ou d’un PDG? Cela m’échappe.
Comment l’héritage est-il actuellement imposé?
Plus le lien de parenté est éloigné, plus l’impôt est élevé: il est maximal pour les personnes non apparentées. On peut se demander si cela est encore adapté à notre époque. La conception traditionnelle de la «famille nucléaire» ne reflète plus la réalité de nombreuses personnes: beaucoup n’ont pas d’enfants ou ont d'autres relations proches que la famille nucléaire biologique. Pourtant, la législation fiscale continue de privilégier ce modèle familial classique.
Selon les premiers sondages, l’initiative de la JS devrait être rejetée. Pourquoi la population suisse refuse-t-elle un impôt sur les successions?
Pour les raisons que j'ai mentionnées: on se méfie de cet impôt par principe. Sans compter qu'une partie de la population est foncièrement réticente à l'idée que l'Etat prélève des impôts. D’autres s’opposent peut-être à l’initiative parce que les recettes fiscales seraient affectées à une destination précise: la protection du climat. Enfin, les potentielles pertes fiscales subies par les cantons et communes devraient être compensées par des coupes budgétaires ou des hausses d’impôts, ce qui toucherait l’ensemble de la population.
Pourtant, l’initiative a suscité beaucoup d’inquiétude, tant dans les cantons que chez les personnes fortunées.
Ça m'a surprise, car le projet n'avait aucune chance d'aboutir dès le départ. Il y a dix ans, la Suisse a clairement rejeté un impôt sur les successions plus modéré. Toutefois, l'initiative a déjà atteint un objectif:
Le sujet est complexe, d'autant qu'il n’existe pas de chiffres officiels sur le montant total des héritages en Suisse. Comment l’expliquer?
Le problème est qu’il n’existe pas de base de données centrale sur les successions. Le fait que les cantons aient aboli l’impôt sur les successions pour les descendants directs et les conjoints complique le tout. Lors d’un décès, un notaire recense tous les avoirs du défunt et dresse la liste des héritiers, mais ces documents ne sont pas réunis dans un registre central et numérique. Or, un tel registre serait tout à fait faisable. Pour savoir comment les héritages influencent les inégalités de richesse, il faudrait relier ces données aux déclarations fiscales des héritiers, ce qui n’est actuellement faisable qu’avec les données du canton de Berne.
L’Université de Lausanne estime que le montant total des successions atteindra cette année pour la première fois 100 milliards de francs, soit 12% du PIB. Quel impact cela représente pour l'économie?
Les héritages constituent un revenu sans effort et sans risque. Cela les distingue des revenus du capital, pour lesquels les gens prennent un risque.
Dans une étude récente menée en collaboration avec Marius Brülhart, nous montrons que les personnes qui héritent travaillent moins. Et ce, avant même de recevoir leur héritage, car elles savent qu'elles en bénéficieront plus tard. Une fois l'héritage reçu, ces personnes réduisent à nouveau leur activité professionnelle. La recherche montre également que les héritages accentuent les inégalités de richesse à moyen et long terme. Les héritages les plus importants reviennent à des personnes qui sont déjà très riches.
Pouvez-vous donner un exemple?
Quelqu’un qui n’a pas beaucoup d’argent et qui hérite de 80 000 ou 100 000 francs reçoit certes une somme importante d'un coup. Il pourra peut-être rembourser une hypothèque, acheter une voiture ou s’offrir des vacances plus coûteuses. Mais cet argent finira par être dépensé.
Les riches héritiers peuvent conserver leur héritage, ce qui renforce encore les inégalités patrimoniales.
Mais ceux qui héritent beaucoup peuvent aussi réinvestir cet argent dans l’économie. N’est-ce pas un bon point?
Si j’hérite de cinq millions de francs, rien ne garantit que j’investisse cet argent en Suisse; je peux très bien acheter des actions chez Amazon. Pour moi, ce n'est pas un argument valable. La Suisse ne manque pas d'argent pour investir ou créer des entreprises. Le taux d'épargne dans l'économie suisse est déjà très élevé.
Comment l’héritage est-il réparti en Suisse?
On sait qu’environ 60% des personnes les plus riches de Suisse sont des héritiers. Un franc de patrimoine sur deux est hérité. ll est irréaliste de penser qu'une personne puisse aujourd'hui devenir milliardaire en Suisse grâce à ses propres efforts. On sait aussi que la plupart des héritages sont transmis lorsque les héritiers ont environ 60 ans.
Dans quelle mesure l'héritage contribue-t-il aux inégalités sociales en Suisse?
Comme je l’ai dit, les héritages accentuent les inégalités de richesse. Mais les inégalités sociales ne se limitent pas à cela: il ne faut pas oublier l'égalité des chances dans la formation et la vie professionnelle. Même si la Suisse imposait les gros héritages à hauteur de 50%, cela ne suffirait pas à éliminer ces inégalités. Un enfant issu d’une famille aisée bénéficie déjà d’avantages avant même d’hériter: il fréquente de meilleures écoles, profite du réseau de ses parents et a de meilleures chances sur le marché du travail.
Environ un tiers de l'argent hérité en Suisse revient au 1% le plus riche. Quel est l'impact sur la société lorsque l'héritage – et donc la fortune – est réparti de manière aussi inégale?
L’exemple des Etats-Unis le montrent bien: les personnes disposant d'une grande fortune exercent une influence proportionnellement importante sur la politique. Une forte inégalité des richesses est difficilement compatible avec le principe égalitaire qui sous-tend notre démocratie, qui veut que l’origine sociale ne détermine pas la valeur d’une personne.
Dans quelle mesure?
Certains milliardaires se sont positionnés un an et demi avant le vote et ont menacé de quitter la Suisse. C'était une menace adressée aux électeurs. Bien sûr, quelques départs auraient lieu en cas d’adoption de l’initiative. Mais lorsque des personnes individuelles, en raison de leur fortune – en tant que «poids lourds» fiscaux parmi les contribuables –, exercent une telle influence sur le débat politique, je trouve cela problématique sur le plan démocratique.
L’initiative de la JS pourrait-elle remédier à cela?
L'initiative a un problème: la Confédération gagnerait de nouvelles recettes, mais les cantons et communes subiraient des pertes fiscales à cause du départ probable de certains super-riches. Ils seraient donc forcés soit de réduire les dépenses, soit d’augmenter les impôts sur le revenu et la fortune. Même la Confédération verrait diminuer ses recettes d’impôt fédéral direct, ce qui pénaliserait la population.
Regardons vers l'avenir: le montant total des successions a quintuplé au cours des trois dernières décennies. Comment la répartition de l'héritage va-t-elle évoluer au cours des prochaines décennies?
Si la tendance actuelle se poursuit, le montant total des successions continuera de croître, à raison de 2,8% par an ces dernières années. Les milléniaux hériteront plus que toutes les générations précédentes. Les baby-boomers ont pu profiter de la croissance économique et acheter des maisons qui ont fortement pris de la valeur au cours des 20 dernières années. Ces biens immobiliers seront un jour transmis aux milléniaux. A cela s'ajoute le fait que les baby-boomers ont dû partager leur héritage avec leurs frères et sœurs, alors que de nombreux milléniaux n'ont souvent qu'un seul frère ou une seule sœur, voire aucun. Les héritages ont donc tendance à être plus importants et répartis entre moins de personnes.
Traduit de l'allemand par Anne Castella
