Suisse
Justice

Frères musulmans: le procès de Saïda Keller-Messahli annulé

Saïda Keller Messahli. Lac de Zurich. Janvier 2025.
Saïda Keller Messahli. Lac de Zurich. Janvier 2025.image: Severin Bigler

Elle se dit victime d'un «djihad judiciaire» en Suisse

Des mosquées vaudoises et zurichoises avaient déposé plainte pour diffamation contre la Suisso-Tunisienne Saïda Keller-Messahli, qui dénonce un «djihad judiciaire». Le procès est annulé. Voici pourquoi.
23.01.2025, 19:04
Andreas Maurer / ch media
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Saïda Keller-Messahli, née en 1957, a grandi dans une famille musulmane à Tunis, avec trois frères et quatre sœurs. Ses parents ne savaient ni lire ni écrire. Ils étaient pauvres et ont donc envoyé leur fille dans un foyer à Grindelwald à l'âge de 7 ans.

La jeune fille ne connaissait pas un mot d'allemand à son arrivée dans l'Oberland bernois. A treize ans, Saïda est retournée dans sa famille en Tunisie – cette fois, elle ne parlait plus l'arabe. Elle ne trouvait même pas les mots pour saluer ses parents.

«Ce furent des expériences traumatisantes pour moi, mais elles ont été utiles et m'ont rendue plus forte», dit-elle en regardant le lac de Zurich scintillant sous le soleil de janvier. Elle se tient sur la plage déserte de Tiefenbrunnen (ZH) et se délecte de l'ambiance paisible qui règne ici en hiver.

Malgré toutes ces difficultés, elle a réussi à entrer au lycée en Tunisie. Elle a ensuite trouvé son premier emploi comme hôtesse de l'air en Arabie saoudite. A 22 ans, elle est venue en Suisse pour étudier à l'université de Zurich. Plus tard, elle est devenue professeur de gymnase.

La critique de l'islamisme la plus connue en Suisse

Saïda Keller-Messahli s'est fait connaître dans toute la Suisse il y a vingt ans, lorsqu'elle a fondé le Forum pour un islam progressiste. Une forte couverture médiatique a fait d'elle la critique de l'islamisme la plus connue en Suisse. Depuis, elle est en mission.

Elle critique le fait que la plupart des mosquées suisses représenterait un islam politique. Celui-ci ne respecterait pas le droit des femmes à l'autodétermination ni la séparation entre politique et du religieux.

Saïda Keller-Messahli a tendance à intensifier son propos pour se faire entendre. Cette figure de style lui permet de faire de nombreuses apparitions dans les médias, mais la rend également vulnérable à la critique. Ses adversaires lui reprochent d'être islamophobe et de propager des théories du complot. Keller-Messahli fait face à ces accusations et rassemble constamment de nouvelles ressources pour ses arguments.

Elle dénonce les Frères musulmans

Entre-temps, ses adversaires ont choisi un nouveau moyen d'action contre elle: la plainte pénale. Les associations de mosquées des cantons de Zurich et de Vaud l'accusent de diffamation. Il s'agit de la Vereinigung der islamischen Organisationen in Zürich (Vioz) et de l'Union vaudoise des associations musulmanes (Uvam).

Le délit présumé de Keller-Messahli est une interview dans Le Matin Dimanche en avril 2024. Elle y mettait en garde contre l'infiltration des mosquées suisses par le mouvement islamiste des Frères musulmans. Elle cite en exemple Vioz et l'Uvam.

Les Frères musulmans sont le mouvement islamiste le plus ancien et le plus influent. Il s'agit d'un réseau mondial que certains Etats comme l'Egypte ou l'Arabie saoudite – mais pas la Suisse – considèrent comme une organisation terroriste. Le Hamas, par exemple, est une émanation militaire des Frères musulmans. Al-Qaïda en est également issue.

Le procureur zurichois Daniel Jost considère que les propos de Keller-Messahli sont constitutifs d'une diffamation. Dans l'acte d'accusation, il écrit:

«Elle savait qu'il n'y avait pas de lien entre les personnes lésées et les Frères musulmans ou avec l'islam politique»
Le procureur zurichois Daniel Jost

Il demande donc une amende de 1000 francs et une peine pécuniaire de 5000 francs, et que l'amende soit avec sursis. Dans son cas, cela signifie que si Saïda Keller-Messahli s'abstient de répéter ces déclarations pendant deux ans, elle ne devra pas payer l'amende.

Elle dit:

«Les associations de mosquées veulent m'intimider. Ils veulent me faire taire. C'est le djihad juridique»
Saïda Keller-Messahli

En d'autres termes, c'est-à-dire la guerre sainte par d'autres moyens.

Ces déclarations montrent qu'elle n'a pas l'intention de changer. De son point de vue, l'une des valeurs les plus importantes de la démocratie est en danger: la liberté d'expression.

Rebondissement: le juge annule le procès

Les plaintes pénales pour diffamation ont le vent en poupe: selon les statistiques criminelles, elles ont doublé en quinze ans, passant de 670 à 1340 plaintes par an. La justice doit donc de plus en plus souvent décider de ce que l'on peut dire ou non, et chaque procédure coûte de l'énergie et de l'argent.

Le tribunal de district de Zurich avait fixé la date du procès fin janvier. Les deux parties s'étaient préparées à un double combat: dans la salle d'audience et en dehors. Ils voulaient convaincre non seulement le juge, mais aussi le public.

Les associations de mosquées avaient engagé un conseiller en communication pour redorer leur image. Saïda Keller-Messahli avait mobilisé cinquante sympathisantes pour l'accompagner au tribunal. Leur forum n'existe plus en tant qu'association, mais il continue à vivre en tant que réseau informel.

Plaintes non valables

Mais à une semaine des débats, le tribunal de district de Zurich a émis une décision surprenante. Il a annulé l'audience. Le juge unique Thomas Grob (PEV) considère que les plaintes pénales ne sont pas valables.

Non valables, parce que les personnes qui ont porté plainte ont violé un principe important: si plusieurs auteurs présumés ont pu commettre un acte, ils doivent tous être dénoncés. Les dénonciateurs ne peuvent pas choisir qui ils tiennent pour responsable et qui ils ne tiennent pas pour responsable. Pour les articles de presse, la règle est que les journalistes portent la responsabilité principale ou du moins une part de responsabilité.

Les accusateurs face à un dilemme

Les associations de mosquées auraient donc dû dénoncer non seulement la personne interviewée, mais aussi l'intervieweur. Et cela ne s'arrête pas là: elles auraient également dû accuser les médias qui ont diffusé des résumés de l'interview.

En fait, le procureur aurait dû attirer l'attention des plaignants sur ce point. Le tribunal leur accorde maintenant dix jours pour étendre ou retirer les plaintes pénales. Le délai court jusqu'au 24 janvier.

Les associations de mosquées se trouvent face à un dilemme. Si elles traînent maintenant les médias suisses devant les tribunaux, cela renforcera l'impression d'une attaque contre la liberté d'expression. Si elles laissent tomber les accusations, elles perdent la bataille. Selon les informations, les associations prendront leur décision mardi soir.

Saïda Keller-Messahli voulaient prouver ses dires

En dépit de l'aspect accablant de la procédure pénale, Saïda Keller-Messahli se réjouissait d'aller au procès. Elle voulait apporter au tribunal la preuve de la véracité de ses déclarations et prouver ainsi le lien entre les Frères musulmans et les fédérations de mosquées.

Elle a publié ses principaux arguments dans le chapitre suisse du Handbook of Political Islam in Europe (Manuel de l'islam politique en Europe). Elle y cite un imam actif au sein de la fédération vaudoise qui était auparavant délégué du Front islamique du salut djihadiste d'Algérie. Ce parti était basé sur l'idéologie des Frères musulmans. Saïda Keller-Messahli cite comme source un article dans lequel l'imam nomme lui-même sa fonction auprès des islamistes.

Keller-Messahli reproche à l'association zurichoise d'organiser régulièrement des événements avec des protagonistes du réseau des Frères musulmans. Elle cite comme source un article de la NZZ qui documente les activités des Frères musulmans en Suisse.

Une vitrine modérée

La difficulté de la démonstration de Keller-Messahli réside dans le fait qu'il n'existe pratiquement aucune affiliation officielle aux Frères musulmans. Il s'agit d'un réseau qui se veut modéré à l'extérieur – le fondamentalisme se manifeste uniquement à l'intérieur du réseau. Décrire de telles structures sans être soupçonné de propager une théorie du complot est pratiquement impossible.

Ainsi, l'ampleur de l'influence du Qatar sur les mosquées suisses a longtemps été controversée. Puis, il y a cinq ans, des journalistes français ont démontré dans le livre Qatar Papers, que près de quatre millions d'euros avaient été versés dans des mosquées suisses via un projet d'aide qatari. L'objectif de ces transactions était de promouvoir l'idéologie des Frères musulmans.

Saïda Keller-Messahli tire la conclusion suivante:

«La majorité des mosquées suisses sont liées aux Frères musulmans. Cette idéologie est un terreau fertile pour le terrorisme»
Saïda Keller-Messahli tire la conclusion suivante:

Les associations de mosquées démentent

Les associations de mosquées démentent toutes les accusations. Dans leurs plaintes pénales, elles nient tout lien avec les Frères musulmans. Elles ne représenteraient pas non plus un islam politique et n'auraient pas bénéficié des millions d'euros que les Frères musulmans en Suisse auraient reçus du Qatar. Et elles n'auraient jamais invité de prédicateurs extrémistes.

Muris Begovic est le directeur de Vioz et prend parole pour les deux associations. Celles-ci se seraient établies «comme des interlocuteurs appréciés des institutions étatiques, religieuses et sociales». Il se prononce en faveur de l'État de droit, de la démocratie, du respect et de la liberté d'expression.

La liberté d'expression ne doit toutefois pas être confondue avec l'accusation, la diffamation et la stigmatisation:

«Nous nous défendons avec les moyens de l'Etat de droit contre la personne qui nous rapproche de l'extrémisme et du terrorisme»
Muris Begovi, directeur de Vioz

Pour lui, Saïda Keller-Messahli est manifestement une personne qu'il vaut mieux ne pas appeler par son nom. (aargauerzeitung.ch)

Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci

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