Où étaient les jeunes? La géopolitique proche-orientale, au menu mardi soir à La Chaux-de-Fonds, les passionne pourtant. Le Club 44 de la métropole horlogère recevait un haut dignitaire de l’islam sunnite. Le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale (LIM), Son Excellence Mohammed Al-Issa. La présence de ce Saoudien dans les montagnes neuchâteloises, en soi peu banale, doit tout au carnet d’adresses richement fourni des organisateurs de la soirée.
Vêtu d’un bisht, manteau noir et doré porté sur un qamis blanc, coiffé d’un keffieh immaculé, Mohammed Al-Issa était là pour rassurer un public occidental inquiet face à des expressions intransigeantes, à l'occasion violentes, de l’islam.
Politesse oblige, la soirée n’était pas destinée à confronter l’invité aux manquements de son pays concernant les droits de l’homme – lui-même était ministre de la Justice d'Arabie Saoudite lorsque le blogueur Raif Badawi, qui militait pour plus de libertés dans le royaume, a été emprisonné en 2012 au prétexte d'apostasie et d'insulte à l’islam.
Aujourd’hui et depuis qu’il a pris, en 2016, la tête de la puissante Ligue islamique mondiale, une ONG créée en 1962 par le roi Fayçal d’Arabie Saoudite, il parcourt le monde pour délivrer un message de paix et de modération.
Il y a du rattrapage à faire. Ces dernières décennies, l’Arabie saoudite, en compétition avec la République islamique d’Iran pour le leadership musulman, n’a pas été avare en directives rigoristes. Des milliers de jeunes en Europe ont été biberonnés aux sermons parfois incendiaires de prêcheurs salafistes formés en Arabie Saoudite – la branche sunnite concurrente des Frères musulmans n’était pas en reste. Cela doit changer, a décrété le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, dont le pays accueillera la coupe du monde de football en 2034.
Sociologue de l’islam, le Français Omero Marongiu-Perria décrypte les objectifs saoudiens:
L’image déplorable donnée de l’islam par les talibans en Afghanistan contrarie le plan saoudien. Elle témoigne du maintien d’un archaïsme d’obédience sunnite, dont le prince héritier souhaiterait se débarrasser, comprend-on. Va-t-on vers la mise au pas des hommes au pouvoir à Kaboul? Le public du Club 44 de La Chaux-de-Fonds a eu droit à un scoop mardi soir.
Mohammed Al-Issa a en effet annoncé la tenue en janvier à Islamabad, au Pakistan, d’une conférence de la Ligue islamique mondiale. Elle exigera des talibans qu’ils instruisent les filles, eux qui ont décidé en 2021 de les priver d’enseignement secondaire et supérieur.
«Par ailleurs, vingt accords seront signés par les pays participants, de façon à améliorer l’éducation des filles là où c’est nécessaire», a ajouté le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale. Le statut des femmes dans les pays musulmans apparaît comme un enjeu majeur de communication pour l'Arabie Saoudite, où leur sort s'est amélioré à la suite de réformes sociétales adoptées en 2018.
Les pays sunnites – 80% des musulmans dans le monde – se disent-ils que les changements dans le champ religieux doivent être impulsés par eux-mêmes, plutôt que sous la pression d’un Occident où monte un sentiment hostile à l’islam perçu comme conquérant? La confrontation globale doit être évitée.
Mohammed Al-Issa l'affirme:
Le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale croit à l’inverse dans les vertus du dialogue interreligieux pour trouver des solutions pacifiques. «Il y a peut-être 80% de croyants sur la planète, je voudrais qu’il y en ait plus», a-t-il confié dans un sourire, tout en vantant les bienfaits de «la diversité des croyances voulue par Dieu».
Cet ambassadeur du soft-power saoudien dit entretenir de bonnes relations avec les catholiques, les évangéliques, les chiites et les juifs, de même qu’avec les hindous en Inde, où le conflit avec le Pakistan musulman n’a jamais vraiment été refermé. En 2020, accompagné de rabbins, il s'est rendu en visite au camp d’extermination d’Auschwitz.
A propos des craintes suscitées par l’islam en Europe, il déplore «les discours extrêmes qui compliquent la cohabitation», ajoutant que «ces discours extrêmes sont très limités en nombre» et ne représentent pas l'islam. Mohammed Al-Issa appelle les musulmans résidant en Occident «à respecter les lois et les constitutions». Autrement dit, à ne pas faire de l’islam un droit opposable au droit des démocraties. Il va plus loin, en invitant les musulmans qui ne supporteraient pas leur existence d'Occidentaux à «quitter» le pays où ils vivent. Des propos que ne renieraient pas l’UDC et tous ceux qui pensent ainsi sans oser le dire ouvertement.
Abordant la situation catastrophique au Proche-Orient, le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale s’est montré équitable dans sa distribution des mauvais points. Le Hamas a commis un «crime» le 7 octobre, Israël commet un «crime» dans sa guerre à Gaza. Ni tous les Israéliens, ni tous les juifs ne sont comptables des actes du gouvernement israélien, a-t-il dit. Enchaînant:
Ces déclarations n’ont pas convaincu certaines personnes du public, pour qui le 7 octobre s’inscrit dans «la lutte contre la colonisation israélienne», pour qui, ensuite, le mouvement islamiste armé incarne bel et bien «la résistance palestinienne».
Le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale a pu surprendre encore en affirmant que le conflit israélo-palestinien était de nature religieuse et que sa résolution serait religieuse, quand l'avis dominant le considère sous un jour territorial et nationaliste.
Mohammed Al-Issa est resté vague sur le devenir de l'islam. Evoluera-t-il vers quelque chose de plus spirituel ou en restera-t-il au stade juridique du licite et de l'illicite, qui a les faveurs d'une bonne partie de la jeunesse musulmane en Europe, adepte d'une vision conservatrice du dogme religieux? Le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale n'a fermé aucune porte, n'en a ouvert non plus aucune, faisant prudemment valoir la diversité des jurisprudences en islam.