Le constat laisse de moins en moins de place au doute. La plupart des scientifiques s'accordent sur le fait qu'il faut réduire la consommation de viande, du moins en Occident. D'un côté, à cause des émissions polluantes qu'elle engendre. Selon les calculs de l'ONU, la production d'un kilo de viande de bœuf génère 35 fois plus de CO2 qu'un kilo de légumes. D'autre part, à cause des effets néfastes que cet aliment, la viande transformée en particulier, peut avoir sur la santé.
L'idée fait son chemin, mais peine à s'imposer. Y compris en Suisse, pays où la consommation de viande est «très élevée en comparaison internationale», indique une étude récemment publiée par la Haute école des sciences agronomiques, forestières et alimentaires de Berne (BFH-HAFL).
Selon des données relatives à l'année 2022, les Suisses ont consommé en moyenne 50,8 kilos de viande par personne. Il s'agit d'une quantité trois fois plus élevée que celle recommandée par la commission EAT-Lancet, formée d'experts internationaux en nutrition, santé et développement durable. Soit 301 grammes par semaine, au maximum.
Comment explique-t-on cette consommation élevée? Il s'agit d'un comportement profondément ancré dans les mentalités, et qui trouve ses origines dans le passé, indique Mathilde Delley, collaboratrice scientifique à la BFH-HAFL et principale auteure de l’étude. «A l'origine, la viande était peu disponible, et donc rarement consommée, essentiellement pour des occasions spéciales», illustre-t-elle.
Les choses ont changé à partir du 19e siècle, avec le développement de l'agriculture et l'augmentation du niveau de vie. «La viande a commencé à être présentée comme un excellent aliment, n'ayant que des aspects positifs», poursuit la chercheuse. «Sa consommation a été fortement encouragée pendant une grande partie siècle suivant, ce qui a fini par entrer dans les mœurs».
«Cet aliment a acquis un statut très symbolique, lié à la richesse, à l'accès à un certain niveau de vie et à la générosité, et qui est toujours en vigueur auprès d'une partie de la population», complète-t-elle.
La manière de la préparer peut également jouer un rôle. «Contrairement à d'autres traditions culinaires, où la viande est coupée en petits morceaux et mélangée avec des légumes, en Suisse, on a tendance à mettre un morceau entier dans l'assiette», développe la chercheuse. Ce qui ne facilite pas la réduction des portions. A cela on peut ajouter le fait que notre «richesse relative» rend cet aliment «financièrement plus accessible par rapport à d'autres pays».
Son «goût difficilement imitable», ainsi que «la facilité avec laquelle on la prépare», a fait de la viande «le centre de notre assiette», résume Mathilde Delley. Ce qui a donné naissance à «de fausses représentations»:
Et ce, alors même que «les recommandations nutritionnelles actuelles, basées avant tout sur la santé, préconisent des quantités nettement plus réduites».
Cet attachement à la viande n'est pas homogène au sein de la population helvétique. L'étude de la BFH-HAFL met en lumière «d'importantes différences au niveau socioculturel».
Autre élément déterminant: le genre. «En général, les femmes mangent moins de viande, souhaitent en manger moins, et sont plus convaincues par les arguments extrinsèques et moins égoïstes, comme le bien-être animal ou l'environnement», illustre Mathilde Delley.
Malgré cela, force est de constater que, chaque fois qu'il est question de réduire la consommation de viande, les réactions indignées fusent. Sur les réseaux sociaux et dans l'espace commentaires des articles, on déplore notamment que l'on veuille «fliquer» ou «dicter notre manière de manger».
La raison d'une telle levée de boucliers est très simple: «Les gens n'aiment pas qu'on leur dise comment se comporter», affirme Mathilde Delley.
«Ils peuvent avoir l'impression qu'on les prive de quelque chose, qu'ils doivent se sacrifier, qu'ils sont les victimes de ces politiques», complète-t-elle. Et ce, même s'il n'est pas question de devenir tous végétariens ou véganes, contrairement à ce que certains commentaires laissent entendre.
«Certains constituants de la viande rouge sont bons pour la santé, voire indispensables, et on les trouve difficilement ailleurs. C'est un fait», nuance Mathilde Delley. «Mais il n'y a pas besoin d'en consommer de manière massive.»
Réduire donc, et pas arrêter. Un message clair, mais qui ne suffit pas, selon la chercheuse. «Adopter un message ferme et honnête, que certains taxeront à tort d'alarmiste, est la seule manière pour faire évoluer les choses, pour passer d'une consommation excessive à une consommation adéquate», indique-t-elle. Et d'ajouter:
C'est pour cette raison que les auteurs de la recherche estiment que le «renoncement volontaire» n'est pas efficace, du moins pour «parvenir à un changement rapide». Que faire donc? L'étude liste certaines mesures «assez radicales», estime Mathilde Delley. Qui prévient: «Elles ne vont pas nécessairement plaire à tout le monde.»
L'objectif principal: «Changer la norme sociale, ce qui est considéré comme approprié, festif et intéressant sur le plan culinaire», déclare la chercheuse.
Tout d'abord, en agissant au niveau des lieux de consommation subventionnés par l'Etat, qui devraient proposer des «menus adaptés». Mathilde Delley développe:
L'éducation familiale à l'école, qui figure dans le cursus de la plupart des écoliers suisses, serait une autre porte d'entrée. «On pourrait apprendre à construire de nouvelles assiettes, à cuisiner sans viande, à utiliser des substituts, des légumineuses», liste la chercheuse. «L'intérêt d'agir au niveau de l'éducation, c'est de pouvoir atteindre toutes les couches et milieux sociaux, ainsi que les consommateurs de demain».
Le commerce de détail pourrait également contribuer, selon l'auteure de l'étude: «Réfléchir à quels produits mettre en avant dans les magasins. Décider d'arrêter les campagnes de publicité sur la viande, tout en donnant davantage de visibilité aux alternatives.»
Ce type de mesures seraient «relativement faciles à mettre en place», estime Mathilde Delley, qui reconnaît que «convaincre les branches serait un gros challenge». Pourtant, d'après elle, le temps presse.