«Je ne pouvais pas garder le silence»: Le chef de l'armée se confie
«Nous ne sommes ni en guerre, ni en paix»: c’est ce qu’a déclaré le chancelier allemand Friedrich Merz la semaine passée. A-t-il raison?
Thomas Süssli: C’est une description très précise de la situation. Cela correspond aussi à notre analyse.
Il y a eu une alerte aux drones en Pologne, et trois avions de combat russes ont pénétré 12 minutes dans l’espace aérien estonien. Que se passe-t-il?
C’est une partie du conflit hybride. Premièrement, il s’agit probablement de «sondages»: la Russie teste, met l’Occident à l’épreuve, veut voir comment réagissent les pays de l’Otan.
Et deuxièmement?
C’est une tentative d’influence. La Russie cherche peut-être à semer la peur en Occident.
L’Europe de l’Ouest et la Suisse sont-elles préparées à de tels conflits hybrides?
Lors du forum de sécurité de Varsovie en début de semaine, j’ai constaté qu’en Europe, après des années de discussions, les actes commencent enfin.
Les services de renseignement, les ministres de la Défense et les chefs d’armée européens craignent que la Russie ne soit prête, dès 2028, à faire escalader militairement le conflit. L’Europe doit tout faire pour éviter que cela n’arrive.
La Suisse en a-t-elle pris conscience?
J’ai l’impression que le message n’est pas encore vraiment arrivé chez nous, pas dans la même mesure qu’en Europe.
Le danger se rapproche pourtant. Dans la nuit de vendredi, des drones ont été repérés à l’aéroport de Munich, ce qui a entraîné des annulations de vols et laissé des passagers bloqués.
S'il n’y a pas encore eu d’actes de sabotage en Suisse, nous avons récemment constaté qu’il y avait plus de drones au-dessus de l’aérodrome militaire de Meiringen qu'habituellement.
Savez-vous qui pilotait ces drones?
Non.
Mais savez-vous de quels drones il s’agissait?
Nous partons de l’idée qu’il s’agissait de petits drones commerciaux, accessibles à tout un chacun.
Cela signifie-t-il qu’à Meiringen, de simples adolescents auraient pu vouloir faire une farce?
Je le formulerais autrement: il y a eu plus de vols de drones que nous ne l’avions initialement supposé.
Et comment voulez-vous réagir?
Il est essentiel de créer, y compris sur le plan juridique, les bases permettant d’agir contre ces drones. Nous devons savoir clairement qui les utilise et dans quel but. Nous travaillons là-dessus.
Vous avez annoncé votre démission de chef de l’armée pour fin 2025. En juin, vous écriviez encore un manifeste concluant: «Le temps presse.»
Il presse, en effet. Lorsque la guerre est revenue en Europe le 24 février 2022, l’armée suisse était orientée vers les scénarios les plus probables: soutenir avant tout les autorités civiles. La défense n’était plus qu’une compétence résiduelle. C’était un choix conscient.
Et l’armée n’y est pas adaptée. Mon manifeste veut souligner ce fossé.
Dans votre manifeste, une phrase ressort: «La responsabilité d’évaluer les risques et menaces pour la Suisse incombe aux autorités politiques.» Peut-on y lire du regret ou de la critique ?
L’armée doit toujours s’aligner sur la perception de la menace par la politique. Et ça se reflète dans le rapport sur la politique de sécurité. Le dernier date de 2021, avant la guerre. Depuis, beaucoup de choses ont changé. Une nouvelle stratégie de sécurité va sortir et servira de base à l’orientation de l’armée.
Est-il faux, selon vous, que la politique décide de l’orientation de la sécurité nationale?
Non, absolument pas. Cela doit être ainsi. Nous sommes une démocratie, et le primat de la politique s’applique toujours.
Mais la politique suisse privilégie souvent les finances face à la sécurité.
La politique doit arbitrer entre les différents intérêts du pays. C’est à elle de décider quelle importance donner à la menace par rapport au déficit structurel. C’est une appréciation purement politique.
Cela ne peut pas vous satisfaire comme chef de l’armée.
Mon rôle est de montrer ce que notre armée peut faire aujourd’hui et où elle se situe sur le plan militaire, en termes d’acquisitions. C’est ce que j’ai fait avec mon manifeste.
Où en est la Suisse?
Dans le cyber, nous n’avons pas à rougir. Dans le domaine aérien, nous dépendons des nouveaux systèmes en cours d’acquisition. Au sol, le programme d’armement 2025 constitue un pas en avant. Mais tout cela reste insuffisant face à l’évolution des menaces.
Vous aviez averti dès le 24 février 2022 que l’armée suisse ne pourrait tenir qu’un mois en cas de guerre. Que ressentiez-vous alors?
Imaginez être responsable, et soudain, les conditions changent radicalement. Vous avez les connaissances nécessaires, mais vous ne dites rien…
…vous ne pouviez pas vous taire par conscience?
Je ne pouvais pas garder le silence dans une telle situation. Cela aurait été intenable.
Vous avez beaucoup pesé politiquement. Cela vous a été reproché. Etait-ce justifié?
L’histoire et le temps diront si c’était juste.
Avez-vous la conscience tranquille?
Aujourd’hui, je me dis que j’aurais peut-être pu, ou dû, faire encore plus. Mais j’ai toujours signalé, de manière factuelle, l’écart entre menace et capacités de l’armée. Avec le Livre noir «Renforcer la capacité de défense», nous avons proposé des solutions. Et nous avons réorienté l’armée vers la défense.
La plus grande faille de sécurité se trouve dans les airs. Le ministre de la Défense Martin Pfister a reconnu que la Suisse ne pouvait pas abattre de drones. Faut-il agir d’urgence?
Oui, c'est indispensable. Malheureusement, notre programme d'acquisition de missiles sol-air de longue portée est retardé. Cependant, nous acquérons également actuellement des missiles sol-air de moyenne portée.
Ces systèmes sont plutôt destinés aux missiles de croisière et aux projectiles guidés, pas aux drones.
Les drones opèrent principalement dans l'espace aérien inférieur à courte portée. Nous souhaitons protéger cette zone grâce à deux mesures de protection distinctes: un système à courte portée et un système de défense anti-drones.
Pensez-vous au Skyranger de Rheinmetall, un des rares systèmes efficaces contre les drones?
Le Skyranger est très discuté, beaucoup d’armées l’évaluent. Mais c’est une solution balistique, inadaptée aux drones au-dessus des aéroports. Là, il faut d’autres moyens.
Lesquels?
La Suisse est en pointe sur la technologie des drones. Une solution prometteuse pourrait être des drones de défense contre drones. Armasuisse étudie actuellement ces technologies à la demande de l’armée.
Comment fonctionnent-ils?
Ces drones détectent les drones ennemis grâce à leurs capteurs, montent rapidement en altitude et les neutralisent physiquement. Certaines armées les testent déjà. Des entreprises suisses maîtrisent cette technologie.
Quand un tel système serait-il opérationnel?
Le temps presse. Nous collaborons directement avec des start-ups. Nous adaptons également nos processus d'approvisionnement pour développer, évaluer et déployer le système le plus rapidement possible.
Dans six mois?
Je le dis honnêtement, je préférerais franchement les avoir cette année plutôt que l’an prochain.
L’armée veut aussi introduire des drones d’attaque. Où en est ce projet?
Nous avons créé l’an dernier une task force «Drones» pour développer un système d’attaque en trois ans. Nous travaillons avec des start-up et des universités comme l’EPFZ. L’industrie suisse participe.
Trois ans, n’est-ce pas trop long?
C’est vrai. Mais pour nous, c’est rapide. Les cycles d’innovation sont de plus en plus courts: autrefois des années, puis des mois, maintenant, en Ukraine, 8 à 12 semaines, voire quelques jours.
Que peuvent faire ces drones d’attaque?
En Ukraine, 80% des frappes contre des systèmes ennemis sont aujourd’hui réalisées par des drones d’attaque. Ils sont pilotés avec des casques de réalité virtuelle, comme si l’opérateur était à bord, ce qui les rend très précis.
Quels effets obtiennent-ils?
Ils sont extrêmement flexibles: ils peuvent par exemple entrer par une trappe ouverte d’un char ennemi et le détruire. Et chaque drone coûte 500 dollars. L’Ukraine en produit plusieurs milliers par jour.
Pour quand visez-vous un tel système?
Nous voulons disposer de notre propre système d’ici 2027. Nous avons créé un centre «Drones et robotique» dans l’armée de terre pour entraîner les troupes à leur utilisation combinée avec d’autres armes.
Certaines ont même dû déplacer leur siège à l’étranger à cause du problème du «dual use», puisqu’elles produisent aussi des drones militaires.
Combien de drones voulez-vous?
Les militaires n’aiment pas parler de chiffres. Mais nous en voulons assez pour la formation et un stock minimal. L’important: nous ne développons pas les drones eux-mêmes, ils existent déjà, mais le système qui va avec.
Formez-vous déjà des spécialistes en drones dans l’armée?
Nous avons un projet pilote: dans une école de recrues, nous regroupons les soldats formés aux drones.
Combien sont-ils?
Quelques dizaines pour l’instant. Nous voulons élargir rapidement ce projet. A terme, je peux imaginer la création d’unités spécialisées dès que nous aurons notre système de drones d’attaque.
Le chasseur F-35 est crucial pour la défense aérienne, mais il reste controversé. Certains critiquent l’achat aux Etats-Unis, notamment en raison de Donald Trump. Qu’en pensez-vous?
Il ne m’appartient pas de juger la politique étasunienne actuelle. Dans notre évaluation, le F-35 s’est révélé le meilleur appareil. Douze pays européens l’ont acheté. On peut donc dire que c’est aussi un avion européen. C'était un projet international dès le départ et il est également produit au Japon et en Italie.
Dans votre manifeste, vous écrivez que le F-35 est nettement supérieur aux autres jets.
Le F-35 a des capacités uniques, comme sa furtivité. En combat aérien, il a un ratio de 20:1 : pour un F-35 perdu, 20 avions ennemis abattus. Le F-35 fait également office de système aéroporté d'alerte avancée et de contrôle. Il crée une image aérienne consolidée et une connaissance situationnelle, et détecte les missiles de croisière et les drones.
Au forum de Varsovie, plusieurs ministres européens ont affirmé que la Russie ne pouvait pas gagner la guerre. Partagez-vous cet optimisme?
Je ne sous-estimerais certainement pas la Russie. Elle étend actuellement ses effectifs militaires, passant de 1,1 à 1,5 million de soldats. Il semble également que d'importants centres de commandement, des logements pour les troupes et des installations logistiques soient en cours de construction dans les districts militaires réactivés de Leningrad et de Moscou, le long de la frontière avec les Etats baltes. Selon un témoignage au Sénat américain, la Russie a produit 1 500 chars de combat en 2024. Une grande partie a été destinée aux forces frontalières nouvellement formées.
Le ministre polonais des Affaires étrangères a même évoqué un possible changement de position de la Chine envers la Russie.
Si l’on observe la situation géopolitique globale, c’est différent. En Corée du Sud, où j’ai visité les soldats suisses basées à la frontière avec la Corée du Nord, on voit un monde qui se divise en deux blocs. La Chine et de nombreux pays du Sud global rejettent l’ordre fondé sur des règles voulu par les Etats-Unis et l’Europe. La Russie, dans ce contexte, apparaît comme une tempête locale, mais elle est soutenue par la Chine et la Corée du Nord. Tous ces conflits sont liés. Le monde est devenu bien plus dangereux.
En tant que chef de l’armée, avez-vous eu des nuits blanches?
La pression est énorme. On n’enlève pas la responsabilité avec l’uniforme le soir. Je l’ai senti en mars 2020 avec le Covid. Et le 24 février 2022, en voyant le discours de Poutine, j’ai compris immédiatement: cela change le monde, la Suisse et son armée.
La communication a toujours été importante pour vous. Qu’a-t-elle apporté?
J’ai utilisé chaque occasion pour informer. En 2024, j’ai eu plus de 100 interventions devant 14 000 personnes au total.