A chaque élection d'un conseiller fédéral, la question se pose et se repose: connaît-il bien les autres langues nationales? Si les Romands et les Tessinois se doivent de maîtriser l'allemand, les Alémaniques n'ont, eux, pas toujours l'air pressé de bien savoir le français.
Martin Pfister, le nouveau membre centriste du Conseil fédéral, parle un français encore hésitant. On l'a entendu lors de sa conférence de presse suivant son élection. Depuis l’annonce de sa candidature, il suit des cours et a indiqué écouter la RTS aussi bien en voiture qu’à la maison. Il lit même Joël Dicker en français. Mais cela suffira-t-il?
La question des compétences linguistiques des candidats au Conseil fédéral a été un sujet brûlant ces dernières semaines au Palais fédéral. Tous s’accordaient à dire que le niveau de français des deux candidats centristes était faible, malgré quelques différences — Markus Ritter avait un vocabulaire plus étendu, tandis que Martin Pfister maîtrise mieux la grammaire et la prononciation.
Mais devenir conseiller fédéral relève davantage du hasard que d'un plan de carrière bien réfléchi. Avant le renoncement des candidats favoris au Conseil fédéral, courant février, personne n'aurait pensé que l'inconnu Martin Pfister puisse terminer parmi les Sept sages — lui le premier. D’où le fait que les compétences linguistiques ne sont pas toujours préparées en amont.
Beaucoup de ceux qui aspirent à la fonction doivent se mettre au français. L’actuel ministre de la Justice, Beat Jans, s’était attelé à la tâche avant d’annoncer sa candidature. Mais il disposait de plus de temps: la succession d’Alain Berset s'est étendue sur six mois, tandis que celle de Viola Amherd s'est réglée en moins de deux.
Un autre élément distingue les deux hommes: Beat Jans avait siégé dix ans au Conseil national, ce qui lui a permis de s’immerger dans le multilinguisme parlementaire. Comme le souligne la députée centriste bâloise Elisabeth Schneider-Schneiter:
C'est la règle, au Parlement — en théorie: chacun parle dans sa langue maternelle. En pratique, cette règle est un mythe. Elle vaut pour les Alémaniques, fortement majoritaires, et pour les Romands, minoritaires mais assez nombreux pour peser. Mais pour les parlementaires italophones et romanches, c'est une autre histoire: trop peu nombreux, ils doivent s’adapter. Ce sont eux les véritables héros du multilinguisme: sans connaissances en français et en allemand, ils seraient incapables de travailler sous la Coupole.
En plénum, au pupitre, chacun parle dans sa langue, mais le problème n'est pas là. Car la politique se fait réellement lors des discussions bilatérales et dans les commissions, où les dossiers sont préparés et les détails affinés. Et c'est souvent là que le manque de niveau se fait sentir.
Ce désavantage peut aussi se transformer en stratégie bien rodée: on raconte ainsi que l’ancien conseiller fédéral Joseph Deiss avait l'habitude de basculer en français lorsqu'il voulait éviter d'être trop clair et maintenir le doute sur certains dossiers.
Le Vaudois Roger Nordmann, figure du Parti socialiste à Berne depuis 21 ans, vit sa dernière session au Parlement. Il quittera ses fonctions à la fin de celle-ci. Et pendant son mandat, il a constaté une nette baisse du niveau de français des Alémaniques. Il l'affirme:
Il estime que de nombreux parlementaires alémaniques ne comprennent plus le français: «C’est un véritable problème», lâche-t-il. Il voit tout de même un aspect positif à cette situation: selon lui, les jeunes Romands apprennent plus vite et mieux l’allemand. L’enseignement de cette langue à l’école s’est amélioré, analyse-t-il.
La Verte Sophie Michaud Gigon (VD), licenciée en lettres et qui a étudié notamment en Allemagne et à Zurich, confirme les difficultés rencontrées lors de discussions en commission avec certains parlementaires alémaniques. Elle en rajoute une couche:
Certains élus romands choisissent volontairement de parler exclusivement en français, quitte à s’exprimer plus lentement et avec des mots simples, plutôt que de passer à l'allemand. Un dilemme se pose alors: faut-il privilégier la compréhension commune — fatalement en allemand — ou la défense de sa langue?
Pierre Nebel, correspondant de longue date pour la RTS au Palais fédéral, s’intéresse depuis toujours aux questions linguistiques. Il constate une érosion des compétences en français. Il se souvient d’une époque où certains parlementaires alémaniques parlaient un français parfait, comme le conseiller national Ernst Mühlemann (PLR/TG), dans les années 1980 et 1990.
A cette époque, l'armée permettait aussi de combler le fossé linguistique. Ce que les Alémaniques nommaient la «Welschjahr», soit l'année en Suisse romande, était encore répandue. L'école de recrues en Romandie servait pour beaucoup aussi d’école de français. Aujourd’hui, l'importance de l'armée a baissé et c'est plutôt l’anglais qui est appris avant tout pour le business, au grand dam du français.
Pierre Nebel évoque une nouvelle élite, notamment chez les libéraux-radicaux. Autrefois, il aurait été inconcevable que le président du PLR ne parle pas un français impeccable. Aujourd'hui, l'Argovien Thierry Burkart délègue largement ses interventions en Suisse romande à ses vice-présidents francophones. Certains y voient une répartition intelligente des tâches, d'autres une manière d'éviter de se mouiller.
Un autre poids lourd du Parlement, le président du Centre Gerhard Pfister, soupèse l'importance du français et de l'anglais. Pour le Zougois, l’internationalisation de la société et de l’économie se développe en même temps que la pression croissante sur l’apprentissage précoce du français, outre-Sarine. Celui qui se décrit lui-même comme un «boomer», relève que l'anglais était moins présent lors de sa jeunesse. Mais il regrette que l’apprentissage des langues nationales soit perçu comme un fardeau plutôt qu’une opportunité.
Et si un parlementaire peut se permettre de se débrouiller sans maîtriser activement les autres langues nationales, c'est plus difficile pour un conseiller fédéral ou un président de parti. Gerhard Pfister admet que son français était quelque peu rouillé lorsqu’il a repris la présidence du Parti démocrate-chrétien en 2016. Lors de son premier discours du 1er août, il a prononcé «pays» comme «paix», ce qui lui a valu des moqueries dans la presse romande. «C’était mérité», reconnaît-il.
Car le président d’un parti national représente l'électorat tant alémanique que romand et tessinois. Il est alors crucial de pouvoir donner des interviews en allemand et en français pour les médias de tout le pays, mais aussi d'aller à la rencontre des sections cantonales du parti.
Le conseiller national Martin Candinas (Centre/GR), qui maîtrise toutes les langues nationales, est coprésident du groupe parlementaire «Multilinguisme CH». Il observe que l’anglais prend de plus en plus de place, que ce soit dans les entreprises, la société et même l’armée.
Et pour ce gardien du multilinguisme helvétique, voir des jeunes Alémaniques et Romands se parler en anglais est un véritable cauchemar. Est-ce là une évolution naturelle? Martin Candinas lève les bras au ciel:
La Suisse est entourée de l’Allemagne, l’Autriche, la France, l’Italie et le Liechtenstein. «Nous sommes un pont entre ces cultures et nous vivons en paix. C’est une histoire exceptionnelle», estime Martin Candinas.
L'émotion de Martin Candinas est sincère. Et son combat est d'autant plus difficile que l’intelligence artificielle facilite de plus en plus la communication dans une langue étrangère. Les traducteurs automatiques permettent de communiquer rapidement par écrit dans toutes les situations. Il est même possible d'obtenir une traduction simultanée des conversations téléphoniques via des écouteurs, rendant l’apprentissage des langues presque superflu.
Au Conseil national, la traduction simultanée existe depuis longtemps. Et il a accepté un projet pilote de traduction simultanée lors des séances de commission grâce à des logiciels d’intelligence artificielle. La Commission des institutions politiques justifie cette mesure par la complexité des sujets abordés. Les nouvelles technologies devraient améliorer la qualité des débats et assurer l’égalité de participation des membres.
Mais le Conseil des Etats a toujours refusé de l’adopter. Martin Candinas craint, lui, que la pression augmente pour l’introduire, y compris dans les réunions secrètes des commissions. Il s'agirait d'un changement radical. En 2007, une initiative similaire avait été rejetée par plus de soixante parlementaires, pour une question de principe.
(Traduit de l'allemand par Alexandre Cudré et Tim Boekholt)