Le 30 juin 2021, le Conseil fédéral a pris une décision controversée. Sur proposition de la ministre de la Défense Viola Amherd, il a opté pour l'achat de 36 avions furtifs F-35. Selon l'exécutif, ce modèle surpasse largement la concurrence, tant sur le plan technologique que financier: il serait deux milliards moins cher que ses rivaux, avec un coût total estimé à environ 15,5 milliards de francs sur 30 ans.
Les Américains ont largement devancé la concurrence sur le plan du prix. Pourtant, le coût des F-35 devrait coûter jusqu'à 1,3 milliard de plus que la somme approuvée par le peuple. Quant au fameux «prix fixe» avancé par la Suisse et sur lequel le Département de la Défense (DDPS) ne change pas d'avis, il s'est volatilisé.
Pourtant, l'idée que le F-35 l'avion le moins cher a laissé toute la concurrence perplexe, qu'il s'agisse du français Dassault (Rafale), d'Airbus (Eurofighter) et de Boeing (Super Hornet). Personne ne s'attendait à un tel résultat. Un représentant d'un fabricant européen nous déclare, sous le couvert de l'anonymat:
Il est difficile de croire que les responsables au sein de l'Office fédéral de l'armement (Armasuisse) qui ont signé en faveur de l'avion ont été autre chose que conscients de cet état de fait. Cette hypothèse est partagée par le conseiller national Pierre-Alain Fridez (PS/JU). Dans son livre paru en 2022, Le choix du F-35: erreur grossière ou scandale d'Etat, il s'interroge:
Selon Pierre-Alain Fridez, le Gripen aurait été le seul concurrent capable de devancer le F-35 sur le critère du prix d'achat.
Le constructeur suédois Saab a retiré le Gripen de l'évaluation en juin 2019, sur recommandation d'Armasuisse et de l'armée de l'air. Le jet a eu de mauvaises notes aux tests dans certains domaines. Les Suédois étaient alors furieux. Restaient en lice l'Eurofighter, le F/A-18 Super Hornet, le Rafale et le F-35.
Après l'annonce du choix du F-35, les réactions ont été contrastées. Un représentant de Dassault nous a ainsi confié qu'il considérait plutôt Super Hornet comme concurrent le plus sérieux au Rafale, qui semblait le mieux qualifié. Il se disait surpris de l'achat du F-35, car ses avantages de bombardement furtifs à l'étranger ne semblaient pas correspondre aux besoins de la Suisse.
De plus, le F-35 est coûteux et sujet à de nombreux dysfonctionnements. L'appareil est par ailleurs toujours en cours de développement au fur et à mesure de la production. Fin 2020, six mois avant la décision du Conseil fédéral, les concurrents pensaient même que les Américains allaient abandonner sous le poids des problèmes de leur appareil. Ils avaient même retiré de manière inattendue leur équipe promotionnelle présente en Suisse. Son chef, Mike Kelley, avait quitté Berne avec sa famille pour retourner au Texas, afin de se consacrer à de nouvelles missions.
Mais peut-être que c'était justement tout le contraire.
Tout comme Pierre-Alain Fridez, une partie de la concurrence soupçonne que l'évaluation faite par les cadres d'Armasuisse était taillée sur mesure pour le F-35. Ce ne sont en effet pas des missions de police du ciel qui étaient au centre des critères, mais des opérations telles que des attaques air-sol furtives en territoire étranger.
Le conseiller national écrit ainsi dans son livre que les critères d'évaluation visaient à tester un avion capable de bombarder une base militaire en Tchéquie ou un bunker souterrain en Autriche. Hors, c'est précisément pour ce type de missions que le F-35 a été conçu, comme l'illustrent les récents événements en Iran.
Même pour l'argument décisif des coûts sur 30 ans, les critiques soupçonnent une manipulation en faveur du F-35. Le nombre d'heures de vol nécessaires pour le F-35 a été réduit de 20% par le DDPS. Les cadres d'Armasuisse ont justifié cela en affirmant que le F-35 est très facile à prendre en main et que les pilotes auraient besoin de moins de formation, de sorte que 5000 heures de vol par an suffiraient. Lors de la demande d'offre initiale, le DDPS avait pourtant calculé 6480 heures de vol.
C'est justement ce changement dans les heures de vol qui a permis de faire baisser le prix de l'avion de deux milliards. Deux jours avant la décision finale du Conseil fédéral, le 28 juin 2021, l'Office fédéral de la justice a rendu un avis de droit important, indiquant que le Conseil fédéral était quasiment contraint de choisir l'offre américaine, tant la différence de prix était significative.
Selon Pierre-Alain Fridez, l'avis de droit aurait eu une valeur contraignante pour le Conseil fédéral, ainsi «forcé» de choisir un avion précis. Ce qui aurait également permis d'étouffer les débats internes parmi les Sept sages.
Armasuisse a-t-il favorisé le F-35 lors des tests, soutenu par l'Office fédéral de la justice pour convaincre le Conseil fédéral à tort? L'enquête annoncée par la Commission de gestion du Parlement fédéral devrait apporter plus de clarté.
Traduit et adapté par Noëline Flippe et Alexandre Cudré