Tout le monde a sa propre définition d'un pourboire. Pour vous c'est quoi? Une petite attention? Un salaire? Une prime? Un automatisme?
Surtout pas un automatisme! Le pourboire doit rester une gratification d'un client envers un serveur, parce que c'est la reconnaissance d'un travail bien effectué.
C’est aussi sympa financièrement.
C'est d’abord quelque chose qui est très important pour un employé, au niveau du moral, déjà. Et oui, c'est un vrai plus financièrement, surtout quand on sait à quel point ce travail ne fait pas partie de ceux qui rémunèrent le mieux.
Quand vous étiez serveur, à quoi ressemblait une bonne semaine de pourboires?
Disons qu'à l'époque, quand je travaillais dans un palace, je pouvais faire jusqu'à 500 francs par semaine.
Wow, c’est énorme!
Oui, énorme, c’est vrai. Plus ou moins la moitié de ma fiche de paie. J'étais en début de carrière et je pouvais payer mes charges sans toucher à mon salaire, c'était fou. Mais ça a bien changé depuis.
Le cliché est donc vrai? Les clients aisés donnent plus de pourboires que les autres?
Non, pas du tout. Il m'est arrivé de servir des habitués dans des palaces qui ne lâchaient jamais rien. Et on tombe souvent sur des gens qui veulent se faire plaisir un soir et laisse quelques dizaines de francs, histoire de dire qu'ils ont passé un chouette moment.
C'est en lien avec le montant de la facture finale, alors? On laisse plus facilement 20 balles quand on a mangé pour 300?
De mon expérience, non, pas forcément. Du moins pas en Suisse.
C'est quoi le pourboire moyen d'un serveur dans votre établissement?
Environ 300 francs par mois. Il faut savoir qu'ici, les pourboires sont répartis entre le service et la cuisine. Une pratique d'ailleurs très généralisée.
Le montant des pourboires a-t-il baissé avec les années?
Indéniablement.
La plupart de vos clients laissent-ils un petit quelque chose au moment de payer?
Non, pas du tout, c'est même le contraire. La majorité des clients ne laisse aucun pourboire. Notamment à cause de la disparition du cash et de l'augmentation du coût de la vie. Peut-être aussi parce que les clients sont plus pressés de payer et de partir.
Quand un client ne laisse rien, le serveur que vous êtes le juge très fort dans sa tête, non?
Ah, ah, non! Le pourboire n'a jamais été une contrainte. Et ne devrait jamais l’être, comme c’est plus ou moins le cas quand vous commandez un café aux Etats-Unis. Disons qu’on a plutôt tendance à se souvenir de ceux qui offrent un petit quelque chose, justement.
Tiens donc!
Je ne sais pas vraiment pourquoi. On devrait poser la question à ceux qui ne donnent rien parfois (Il se marre.) J'imagine qu'ils savent que le pourboire est compris dans les prix en Suisse?
Si les pourboires venaient à être taxés comme un salaire en Suisse, ce serait une bonne ou une mauvaise nouvelle pour le métier?
Une mauvaise nouvelle. Je crois que tout le monde serait perdant. Du client au serveur, jusqu'au patron.
Pourquoi?
D'abord parce que ça deviendrait une charge de travail non négligeable pour l'établissement, s’il faut commencer à les comptabiliser. Certains patrons seraient tentés d'engager des employés moins qualifiés, pour compenser cette charge. Mais aussi une perte de spontanéité de la part du client et un avantage en moins pour le personnel.
Arrive-t-il que les salaires se définissent en fonction des possibilités de pourboires?
Non. Je sais que ça se faisait dans les palaces à l'époque, justement parce que ça pouvait représenter une somme souvent très conséquente. Mais dans les bistrots traditionnels, ça ne se passe pas comme ça.
D'ailleurs, c'est quoi le profil type d'une table généreuse? Le business lunch? La soirée entre potes? Le dîner en amoureux?
Rien de tout ça. Je dirais les touristes et les familles.
Pourquoi les touristes?
Les clients en vacances ont tendance à demander davantage d'informations aux serveurs, sur la ville, les transports, les lieux à visiter. Le pourboire sert alors à le remercier pour le service rendu.
Et en ce qui concerne les familles?
Disons que la configuration de la table permet au serveur d'être plus spécifiquement aux petits soins. Quand on a par exemple affaire à deux parents, un ado et un bébé, les demandes implicites et les attentes sont plus nombreuses.
C'est donc ça la qualité d'un bon serveur?
Oui, je crois. Un client ne passera jamais un bon moment s'il doit aligner les efforts, comme par exemple demander du pain dix fois, réclamer son verre d'eau ou déchiffrer une carte trop compliquée.
N'y a-t-il pas aussi une histoire d'alchimie qui se cachent derrière un bon pourboire? Ne faut-il pas simplement que le courant passe bien?
Bien sûr. On entre quelque part dans un rôle quand on prend son service. Avec l’idée, aussi, que le privé reste au vestiaire. Et le serveur doit savoir s'adapter à tout type de clientèle. Au-delà d'une charte que tous les établissements mettent en place pour leurs employés, chaque situation, chaque client est différent. On doit pouvoir s'adapter et anticiper les attentes.
Vous avez des astuces imparables pour vous assurer quelques sous en fin de service?
Non, rien de scientifique. Il faut savoir se positionner, être agréable et sérieux, surprenant sans en faire trop, disponible sans être envahissant, reconnaître les besoins et offrir de petites attentions ciblées.
Un peu de charme et de répartie, ça aide?
Oui, un peu comme un travail d'acteur. C'est vrai qu'il faut être à l'aise à l'oral, poser les bonnes questions, lâcher la petite remarque sympa; avoir les bonnes réponses, suggérer les bons vins. Créer un vrai lien avec le client, c'est la cerise sur le gâteau.
C'est quoi l'erreur fatale qui vous privera assurément d'un pourboire?
Je dirais qu'un plat avarié ou une allergie qui n'a pas été bien comprise sont des drames difficilement réparables.
C'est compliqué de rester professionnel avec les habitués d'un établissement?
Savoir qu'un client revient régulièrement parce qu'il se sent chez lui, c'est une vraie réussite pour un bistro. Et tout devient plus simple pour les serveurs aussi, car une relation à long terme s'installe.
Ils sont un peu chiants les habitués, non?
Pas du tout! Ils ont raison d'attendre un service plus personnalisé et de faire comme s'ils faisaient partie des meubles.
A quoi on reconnait un bon serveur?
Quelqu'un qui est content d'être là et de faire ce métier. Ça paraît un peu cliché, mais il faut aimer être littéralement au service des clients. Pour ma part, l'attitude et le sourire sont plus importants que les compétences, parce que les compétences, ça s'apprend. Le reste, c'est l'humain qui l'apporte.
Avec l'expérience, vous êtes capable de scanner les clients et de détecter en quelques secondes qu'ils vont être désagréables?
Ah, ah. Les années de travail permettent effectivement de sentir les gens. Sans devenir mentaliste pour autant, on détecte normalement assez vite si une table sera disons... difficile. Mais on peut aussi se tromper.
Et là, le défi c'est de les faire repartir avec le sourire et de gagner un pourboire?
Oui, c'est exactement ça. Il y a un défi qui s’installe. Après, nous ne sommes pas des magiciens. Et parfois, certains clients décident eux-mêmes que ce sera une mauvaise soirée.
Est-ce que ça vous est déjà arrivé d'assister à des drames en salle?
Evidemment! Comme des clients qui vrillent d'une seconde à l'autre, qui se lèvent pour faire un scandale et qui demandent à voir le manager.
Des ruptures comme dans les films, avec le verre d'eau jeté au visage et la chaise qui tombe?
Oui, aussi! Dans ces cas-là, il faut savoir ne pas s'interposer et protéger l'expérience de tout le reste du restaurant. Quand un événement vient perturber toute la salle, il faut tout faire pour que la soirée ne soit pas totalement catastrophique.
Qu'est-ce qui a changé en 20 ans de service?
L'exigence des clients. Aujourd'hui, un établissement doit penser à tous les goûts, à tous les vœux et à toutes les intolérances. On m'a déjà reproché de ne pas être assez inclusif en ne proposant qu'un seul plat végane.
Le métier doit s'adapter à l'évolution de la société?
Oui, c'est évident, mais jusqu'à une certaine limite. Je crois que l'on ne doit pas perdre l'âme de l'établissement sous prétexte d'un changement dans la société. Les étoiles sur Internet ont également compliqué le travail et sapé une certaine spontanéité. L'humain disparaît peu à peu et le bouche-à-oreille fonctionne moins bien qu'à l'époque.
Dernière question plutôt clichée: les serveurs parisiens sont-ils vraiment tous insupportables?
Ah, ah! Non, absolument pas. Et pourtant je suis du Sud de la France, hein! Ce qu'il faut avoir à l'esprit, c'est que Paris est l'une des villes les plus visitées au monde. Conséquence? Certains établissements nourrissent des cars de touristes quotidiennement et, hélas, n'ont plus besoin de faire le moindre effort pour attirer le chaland. Mais vous trouverez de nombreux restaurants où le service parisien est fantastique. Il suffit de bien choisir.