Buffalo Grill, pour moi, c’était un fantasme de gamine. Chaque fois qu’on passait à côté sur l’autoroute, je regardais ce bâtiment coiffé de son petit chapeau rouge et je me disais:
Ce jour est arrivé le 14 février 2025. Tout est parti d’un constat: sur le site (français) de l’établissement, il était spécifié qu’il y avait un menu spécial pour la fête des amoureux (ne me demandez pas comment j'ai atterri sur ce site). Moi qui croyais, au vu de la lente décrépitude du toit du seul Buffalo Grill suisse, que la chaîne avait fait faillite…
En bonne bobo urbaine méprisante et méprisable, je me demande qui fête sa Saint-Valentin là-bas, au pays de l’Oncle Sam version zone industrielle de Crissier. Toujours prête à mouiller le maillot pour gagner un prix Pulitzer, accompagnée d’un autre bobo lausannois méprisant et méprisable, je fonce voir ça. En écoutant ce banger dans la voiture pour se mettre dans l’ambiance:
A peine arrivés, nous constatons à notre grand étonnement que le parking est blindé.
Car outre la multitude de voitures, l’endroit a l’air légèrement à l’abandon. Sur un mur, près de l’entrée, le menu a l’air plus vieux que moi (et voilà tout de même plus de 33 ans que j’enchante mon entourage de ma délicate présence sur Terre).
On entre, et premier choc: «Vous avez réservé? Non? Alors il y aura 20 minutes d’attente». En pleine Saint-Valentin, Buffalo Grill est pris d’assaut comme un trois-étoiles Michelin. Réserver une table au bord de l’autoroute en plein mois de février? Un concept qui ne m’avait pas traversé l’esprit (méprisante et méprisable bobo lausannoise, bouh!). J’imaginais naïvement qu’on pouvait débarquer à l’arrache comme dans un diner de l’Ohio, mais non.
Alors on patiente sagement, bercés par une playlist erratique qui balance Flowers de Miley Cyrus, un vieux morceau d’Avril Lavigne qui me replonge dans les années 2000 et, d’un coup, un «Bon anniversaire les petits indiens, bon anniversaire les petits cow-boys» hurlé dans des enceintes grésillantes. Ambiance Wild Wild West, mais entre la pompe à essence et Carglass.
Autour de nous, des familles avec des enfants surexcités (c’est du Coca ou de la drogue qu’on leur donne pour qu’ils braillent si fort?) et, surtout, des couples ultra-sapés qui ont visiblement parié sur Buffalo Grill pour la soirée la plus romantique de l’année. A voir la passion avec laquelle ils échangent leurs regards par-dessus une entrecôte recouverte de sauce barbecue, un bouquet de roses à la main, je commence à me demander si ce n’est pas moi qui ai tout faux.
Une fois installés, nous jetons un œil à la carte. Le serveur ne nous propose pas de menu Saint-Valentin, sans doute uniquement prévu pour les établissements en France. Mais peu importe, la carte, qui colle un peu aux doigts, propose une quantité de «bonnes choses américaines».
Ah tiens, un carpaccio, mais qui est «décongelé»…? Bon, alors pas de carpaccio en entrée. Nous commandons des mozzarella sticks (insipides, mais fidèles à leur mission de faire d’immenses fils de fromage fondu avec grâce) et des onion rings (surprise, ils sont croustillants et savoureux, accompagnés d’une sauce barbecue plutôt correcte). Jusque-là, on est dans l’acceptable.
Puis viennent les burgers. Et là… bon, bref. J’avais demandé ma viande à point, elle arrive saignante. Je veux bien que ce soit la cuisson idéale pour une bonne entrecôte, mais pour un burger avec un steak de viande hachée, c’est un grand non. «A big no.»
De son côté, mon partenaire d’infortune découvre un chicken burger aussi sec que le désert du Nevada. Le pain semble être préparé à base de farine de sciure et les frites n’ont pas grand intérêt non plus, si ce n’est d’être avant tout un support à ketchup ou sauce barbecue.
On nous apporte notre commande trois fois, comme si le restaurant lui-même essayait de compenser. «Non merci, on a déjà eu nos burgers…» Mais à chaque fois, avec beaucoup de courtoisie. Le personnel est agréable, les serveurs, un brin débordés, mais toujours souriants, nous font un peu oublier que dans nos assiettes, le rêve américain est un peu délavé, comme les décors.
La rédemption viendra finalement du dessert: un brownie nappé de glace vanille, de coulis de caramel et de noix de pécan grillées. Gourmand. Réconfortant. Beaucoup trop sucré, mais avec du goût, cette fois. La meilleure chose de la soirée. Au moins, on la termine bien.
Alors, est-ce que je recommande Buffalo Grill pour la Saint-Valentin? Absolument pas. Pour le romantisme, on repassera. Mais rendons à César: les tables sont agencées façon diner, de telle sorte à ce que les clients ne se dérangent pas d’une table à l’autre; elles sont séparées par des parois comme des portes de saloon. Le lieu n’évoque pas le grand amour, mais permet au moins une certaine intimité. Dans une odeur de frites, mais qui suis-je pour juger ce qui titille les autres?
Notons que l’établissement est dans son jus et mériterait clairement une bonne couche de peinture, entre autres ravalements. La déco spéciale Saint-Valentin tenait sur des post-it en forme de cœur collés aux vitres et quelques ballons et guirlandes un peu kitsch (mais comme dans beaucoup d’autres établissements en ville, finalement).
La playlist était une attaque sonore, et l’ambiance «rêve américain» sentait davantage la nostalgie fatiguée que la conquête de l’Ouest. Sauf si on prend en compte le fait que la clim’ était manifestement allumée alors qu’il faisait -2 degrés dehors. La climatisation toute l’année, en voilà un truc authentiquement américain (et franchement con).
Mais… est-ce que j’ai passé une mauvaise soirée? Eh bien, non. Parce qu’une fois qu’on arrête de se demander ce qu’on fout là, en bons bobos lausannois méprisants et méprisables, on réalise que tout le monde autour passe un bon moment. On arrête de juger. Et on mange nos onion rings en paix. Et sans doute que j’y retournerai un jour, profiter de cette immense terrasse avec vue sur l’autoroute, faire coucou aux petites filles dans les voitures qui se disent elles aussi «un jour...».
L’addition, 87 francs pour deux personnes? Correct. Le prix d’un billet pour l’Amérique «des petits indiens et des petits cow-boys», version Crissier.