Le jour de la Saint-Sylvestre 2022, la cinéaste russo-canadienne Anastasia Trofimova fait la connaissance du Père Gel, le Père Noël russe, dans le métro de Moscou. Sous le costume se cache un soldat ukrainien qui se bat dans l'armée de Poutine. Anastasia Trofimova gagne sa confiance, l'accompagne avec son bataillon caméra à l'épaule au plus près du front de l'est de l'Ukraine. Pendant sept mois, elle devient une partie plus ou moins officielle de l'armée russe qui mène une guerre d'invasion.
Dans le documentaire Russians at War, nous voyons une bande de types qui ne semblent pas du tout antipathiques, des gars perdus auxquels on n'a même pas expliqué comment utiliser les chars. Les conversations entre camarades dans les modestes logements pourraient tout aussi bien être tirées du roman anti-guerre d'Erich Maria Remarque A l'ouest rien de nouveau:
Certains se battent pour l'argent. D'autres ont été enrôlés de force. Pourtant, beaucoup combattent volontairement et avec conviction: un jeune homme répète les phrases patriotiques de la propagande, affirmant vouloir libérer l'Ukraine des «nazis» et se disant prêt à mourir pour la patrie si nécessaire. Certains doutent du sens de cette «opération spéciale». Ils disent simplement faire leur travail, car que pourraient-ils faire d'autre? Les gens sont petits, impuissants et souvent pas très lucides. Rien de nouveau à l'Est comme à l'Ouest.
Le film a été critiqué pour son parti pris, accusé de blanchir l'armée russe de ses crimes, selon la communauté ukrainienne lors du Festival international du film de Venise, où il a été projeté hors compétition. Quelques jours plus tard, à Toronto, des projections ont dû être interrompues. Le TIFF a annoncé qu'il n'était plus possible d'assurer la sécurité des visiteurs et du personnel en raison de menaces. Ce n'est qu'ultérieurement que le film a pu être diffusé de nouveau lors de deux séances spéciales.
Le Zurich Film Festival, dont le directeur artistique Christian Jungen s'est déjà prononcé avec véhémence contre l'annulation de films par le passé, a intégré le film dans son programme. Et a aussitôt récolté sur X de nombreux commentaires désagréables, dont beaucoup proviennent manifestement de bots ou de personnes qui n'ont probablement pas vu le film elles-mêmes.
Toutes les informations concernant la projection prévue à Zurich le 11 octobre ont désormais disparu du site de l'événement. Est-ce que cela signifie que le documentaire ne sera pas diffusé? Les organisateurs ont promis de s'expliquer lors d'une conférence de presse.
Alors que penser de ce film? La réalisatrice estonienne Anna Hints, qui était elle-même invitée au ZFF l'année dernière avec Smoke Sauna Sisterhood et qui a vu Russians at War, s'exprime de manière plus détaillée et fondée sur Instagram:
Six autres cinéastes avancent des arguments similaires sur la plateforme en ligne ukrainienne The Kyiv Independent, reprochant à Anastasia Trofimova sa position subjective, l'émotivité du public et l'absence de contexte politique.
Il est vrai que le film dresse le portrait d'une armée russe défaite, démoralisée et confuse, dont aucun pays voisin n'aurait eu à craindre l'invasion. Il ne montre pas de meurtres de masse, de viols ou de crimes de guerre. La réalisatrice dit qu'elle n'en a tout simplement pas vu de ses propres yeux au cours des sept mois passés avec l'armée russe. Elle n'aurait sans doute pas non plus obtenu d'autorisation de tournage sur de tels sujets, même si elle travaillait pour la chaîne publique russe RT News.
Russians at War ne représente qu'une petite partie très limitée de la réalité. Une image très subjective, unilatérale, à laquelle il manque un contexte plus large. En aucun cas, il ne livre toute la vérité sur cette guerre – comment pourrait-il le faire? Mais l'argument selon lequel il s'agit d'une propagande pro-Poutine complètement mensongère présuppose que les spectateurs n'apportent d'eux-mêmes aucune connaissance propre de cette guerre et de sa genèse.
Une personne suffisamment mature ne manquera pas de voir les zones d’ombre de ce film et ne reprendra pas aveuglément les arguments de ses protagonistes. Comme cette vieille femme, qui dans le film exprime la crainte que l'armée ukrainienne la tue parce qu'elle parle russe. C'est absurde, mais faut-il pour autant interdire Russians at War? La vision russe désastreuse de cette guerre ne disparaîtra pas si l'on ferme les yeux.
De plus, au-delà du schéma amis-ennemis, le film offre une dimension révélatrice. Bien qu'elle soit simple et loin d'être nouvelle, elle peut être interprétée comme une critique indirecte du Kremlin: la guerre profite toujours et exclusivement aux puissants, tandis que les simples soldats et infirmières ne sont que de la chair à canon, sans rien à gagner. Le fait que la Russie ait déclenché cette guerre ne change rien à son absurdité totale et au fait que ses instigateurs sont aussi des êtres humains dont la mort peut susciter du chagrin.
Si Russians at War n'est pas annulé à la dernière minute à Zurich, des réactions vives, comme celles à Toronto, ne sont pas à exclure. Il serait sans doute judicieux d'encadrer le film dans un contexte discursif, comme le fait le ZFF avec ses ambitions Culture Plus. Concrètement, organiser un débat public ou une table ronde sur le sujet: où s'arrête le documentaire et où commence la propagande? Il reste à savoir si le documentaire sera diffusé à Zurich.
Traduit et adapté par Noëline Flippe