Doit-on encore présenter Francesca Albanese? La juriste italienne de 48 ans, experte du droit international, a peut-être l'une des tâches les plus difficiles auprès de l'ONU: celle d'évaluer la situation des droits de l'homme sur les territoires palestiniens occupés et d'en faire publiquement état.
L'experte des droits de l'homme a dénoncé «le génocide commis par Israël à Gaza» et demeure la cible régulière des Etats-Unis et d'Israël mettant en doute son impartialité. Répondant à une invitation d'Amnesty International pour une conférence intitulée Justice et responsabilité pour la Palestine se déroulant à Berne et à Genève, Francesca Albanese nous a accordé du temps pour une interview.
Votre rôle est de récolter des informations et de rédiger des rapports sur les droits de l'homme dans les territoires occupés, aujourd'hui, tout n'est que dévastation et souffrance, comment pouvez-vous accomplir votre mission dans ces conditions?
Tout d'abord, il est important de dire que, depuis 2008, les rapporteurs spéciaux pour les territoires palestiniens occupés ne peuvent plus entrer sur les lieux de leur mission. Cela a concerné mes prédécesseurs et me concerne directement aujourd'hui. Israël a annoncé m'interdire officiellement l'accès aux territoires en février 2024, mais c'était déjà un état de fait depuis plus de dix ans. Je ne peux donc pas me rendre dans ces territoires. Je rappelle qu'Israël n'a aucune autorité pour m'interdire l'accès à ces territoires, mais elle le fait quand même. Ces territoires sont considérés comme occupés de manière illégale par la plus haute cour de droit au monde, la Cour International de Justice.
Quand vous lisez mes rapports, vous constatez que nous avons de nombreuses sources, comme des journalistes, des médecins, des enseignants, des employés d'organisations des droits de l'homme, mais aussi de nombreux témoignages de civils qui vivent cet enfer au quotidien.
Justement, dans votre rapport daté du premier octobre 2024, intitulé l'effacement colonial par le génocide, il est écrit à la page 7: «Au moins 13 000 enfants, dont plus de 700 bébés ont été tués, souvent d’une balle logée dans la tête ou la poitrine» qui vous transmet ces faits?
Concernant les balles dans la tête des enfants, nous avons récolté des témoignages de médecins et les médias ont aussi repris ces témoignages.
Aujourd'hui, nous avons des témoignages de toutes ces personnes qui tentent de survivre à la destruction. Ce sont de fragments d'information, juste un bout de l'iceberg, si je peux dire. Mais ces fragments sont vraiment choquants. On parle de 60 000 morts aujourd'hui à Gaza, mais c'est probablement beaucoup plus. Il y a encore des enfants sous les décombres, des milliers de personnes qui n'ont pas été comptées, c'est affreux.
Le nombre d'enfants tués et amputés est le plus élevé au monde. Ce qui se passe en Palestine est un tourment au quotidien. Il ne faut pas aussi oublier la Cisjordanie, où les Palestiniens subissent, depuis le 7 octobre 2023, les pires assauts militaires depuis la seconde intifada. L'armée israélienne a bombardé des civils, démoli des maisons, utilisé des bulldozers pour raser les habitations, détruit des villages entiers ainsi que les infrastructures essentielles, comme l'eau et l'électricité.
Je ne sais plus quoi dire face à ces horreurs. Il est difficile de trouver des mots face à ces agissements abominables.
J'ai lu un rapport daté d'octobre 2024 et il est difficilement tenable psychologiquement, vous relatez, point par point les conséquences des bombardements, le nombre d'enfants tués, les attaques sur les tentes de réfugiés, les conséquences du blocus humanitaire, permettez-moi une question plus personnelle, comment arrivez-vous à dormir après la constitution de ces rapports?
Je dors très peu, mais je dors bien. Je trouve des moyens pour recharger mes batteries. Je suis maman et je pense souvent aux souffrances que subissent les mères palestiniennes et ces horreurs ne devraient jamais arriver. Je me souviens lorsque j'étais enfant, ma mère me parlait beaucoup d'histoire, on regardait de nombreux reportages ensemble, notamment sur l'holocauste et je me demandais comment on avait pu laisser faire ces horreurs.
Je suis quelqu'un qui est très sensible à l'injustice et je pense que c'est un héritage maternel. Mon rôle en tant que rapporteuse spéciale n'est pas anodin, je parle pour ceux qui ne peuvent pas le faire, bien sûr que c'est difficile psychologiquement, mais ce n'est rien comparé aux souffrances des Palestiniens.
Vos rapports sont composés essentiellement d'éléments factuels comme vous le rappelez, mais, parmi tout ce que vous lisez ou voyez, y a-t-il quelque chose qui vous a ébranlé?
Oui, comment dire. Parmi toutes ces atrocités, ce qui me touche le plus, ce sont les récits des meurtres des petits enfants palestiniens. Nous avons des centaines de preuves et des témoignages des médecins qui ont décrit les blessures sur le corps des enfants qui ont été tués par des drones.
Cela est difficile à raconter (elle reprend après une profonde respiration).
Vous avez participé récemment à une table ronde organisée par Amnesty International sur la Palestine, elle devait dérouler à l'université de Berne et elle a du être déplacée au dernier moment, car l'institution a retiré son autorisation pour l'utilisation de l'une de ses salles, que s'est-il passé?
Tout d'abord, il faut être claire, ce n'était pas ma conférence, mais celle d'Amnesty International regroupant des experts du droit international, dont Agnès Callamard, sa secrétaire générale. Amnesty a trouvé un autre endroit pour organiser la conférence et celle-ci a accueilli près de 400 personnes, je crois. Pour en revenir à l'université de Berne, Amnesty International avait l'autorisation d'y effectuer sa table ronde, mais l'université a changé d'avis la veille en disant que notre conférence sur le génocide n'était pas équilibrée. De quel équilibre parle-t-on?
Si l'université de Berne trouve des académiciens et des experts du droit international qui expliquent qu'il n'y a pas de génocide, elle n'a qu'à nous les présenter et nous discuterons avec eux, mais cela n'a pas été le cas. Je trouve la réaction de l'université de Berne scandaleuse. Elle savait que nous allions parler des droits humains en Palestine et du génocide en cours, mais elle a sûrement reçu des pressions pour ne pas accueillir cette table ronde. Elle aurait dû résister à ces pressions, en tant qu'institution académique, elle a le devoir de respecter la liberté d'expression.
Je pense que l'université de Berne devrait avoir honte de cette décision à la lumière de ce qui se passe en Palestine aujourd'hui.
Vous êtes régulièrement critiquée par les Etats-Unis et Israël entre autres, pour vos prises de position en faveur du peuple palestinien et traitée d'antisémite. Que répondez-vous à vos détracteurs?
Ces accusations d'antisémitisme servent surtout à détourner l'attention et à discréditer mon travail sur les territoires occupés.
Si des personnes sont scandalisées par les faits que je raconte, c'est leur problème. L'antisémitisme c'est quoi? C'est la haine et la discrimination des juifs parce qu'ils sont juifs. Tout ce qui me constitue, personnellement et professionnellement est opposé à toute discrimination, cela fait partie de mon ADN. Mon rôle en tant que rapporteuse spéciale est de travailler sur un territoire donné qui est occupé par Israël depuis 1967, ce que je constate, et mes prédécesseurs aussi, c'est que les violations des droits de l'homme sont permanentes sur ce territoire et cela n'a strictement rien à voir avec la religion.
Oui, il s'avère que les personnes qui commettent ses violations et ces crimes sont de religion juive, et alors? Elles auraient été chrétiennes ou boudhistes, cela ne changerait pas mon travail de juriste. Je constate, évalue et transmets ce qui s'y passe. Je m'insurge contre ces attaques, mais je sais qu'elles sont aussi anciennes que la fonction de rapporteur spécial sur les territoires occupés. J'ai vu des manifestants et des étudiants traités d'antisémites, j'ai même vu des associations juives qui dénoncent la politique génocidaire d'Israël et qui sont traitées d'antisémites. Aujourd'hui, Israël accuse même le secrétaire général de l'ONU d'antisémitisme, vous vous rendez compte de la portée de ces accusations? Je ne cesserai de le rappeler, mon travail en tant que rapporteuse spéciale n'a rien à voir avec la religion. Israël se targue d'être un Etat démocratique et il viole le droit international depuis des décennies, ce n'est pas antisémite que de mettre l'Etat d'Israël face à ses actes.
Votre dernier rapport dénonce ce que vous appelez être «une économie du génocide», vous épinglez une soixantaine d'entreprises pour leurs relations avec Israël, ce rapport se différencie des autres qui sont centrés sur les droits humains, pourquoi avoir changé de cible?
Je pense que c'est un point très important à soulever, car derrière ce génocide, il y a des bénéfices économiques énormes. Les industries de l'armement ont augmenté leurs contrats avec Israël. Pour quelle raison? Parce qu'Israël teste des armes ou des outils de surveillance sur les Palestiniens, puis les revend par la suite.
Le complexe militaro-industriel est devenu l'épine dorsale économique de l'Etat d'Israël. Ce pays fait beaucoup de bénéfices sur le génocide qu'il est en train de commettre et cela devrait nous choquer au plus haut point. Si le génocide continue, c'est parce qu'il est lucratif pour ces entreprises.
Il y a de nombreuses manifestations, notamment des étudiants dénonçant les bombardements à Gaza, que cela soit en Suisse ou dans d'autres pays européens, que pensez-vous de ces mouvements portés par la jeune génération?
Ces jeunes me donnent foi en l'humanité. Ce qu'ils font me touche beaucoup, que cela soit en Suisse, en Angleterre, en Afrique du Sud, au Maroc, je les entends et je les vois.
Nous avons des normes universelles qui sont les principes du droit international et celles-ci doivent être appliquées par les Etats. Ces jeunes rappellent à leur Etat respectif qu'il a une responsabilité dans ce génocide en cours et qu'il doit faire respecter le droit international qui est violé en permanence dans les territoires occupés. Le droit international est un outil, il ne s'applique pas tout seul, il faut le défendre, exiger de gouvernements qu'ils l'appliquent et pour cela, il faut descendre dans la rue, manifester, et même traîner en justice les gouvernements qui ne les appliquent pas. Je veux dire à tous ces jeunes qui se révoltent, qu'ils ont raison et que leur volonté de ne pas rester silencieux face à l'effondrement des valeurs morales de nos sociétés, est tout à leur honneur.