Cet homme va «dynamiter» Chanel
Sa nomination chez Chanel, annoncée en décembre 2024, ne relevait pas tout à fait d'une surprise. Toutefois, le nom de Matthieu Blazy figurait parmi un tel florilège de prétendants qu'il aurait pu tout aussi bien rester à l'état de murmure - ceux que l'on oublie à peine les avoir entendus.
A l'époque, des personnalités aussi diverses qu'Hedi Slimane, John Galliano, Marc Jacobs, Phoebe Philo ou Simon Porte Jacquemus circulent pour reprendre la tête de la direction artistique de la prestigieuse maison de couture. Si bien qu'au milieu du vaste mercato qui tourmente le petit monde du luxe, il est encore difficile de distinguer les rumeurs fondées des fantasmes.
L'impossible succession
Question vertigineuse. Qui pour reprendre ce géant de l'Histoire de la mode? Ce monument qui, en 115 ans d'existence, n'a connu que trois directeurs artistiques? Gabrielle Chanel, la fondatrice légendaire. Karl Lagerfeld, le montre sacré. Et, enfin, Virginie Viard, la fidèle bras-droit, partie subitement après trente ans de maison et cinq ans seulement de direction.
Nous sommes en juin 2024 et à l'aube d'une nouvelle ère. Chanel peine à tourner la page du règne sans partage de «Kaiser Karl», aux commandes de la marque depuis 1983. Le maître incontesté a joué le chaud et le froid sur son successeur jusqu'à sa mort. En 2010, par exemple, Karl spécule déjà avec délice: «Pour le moment, je dirais Haider Ackermann».
Sauf que, quelques mois plus tard, il a déjà changé d'avis. «Pas spécialement. Ce n'est pas son monde, je ne pense pas», lâche-t-il au magazine W.
Après des années de teasing, le créateur emblématique finira par porter son choix final sur sa numéro deux, Virginie Viard. Une décision «quelque peu surprenante, voire déroutante», interprète Vogue.
Force est de constater qu'il ne faudra quelques collections et critiques mitigées pour que la nouvelle directrice artistique ne soit considérée, au mieux, que comme un intérim en douceur. Un pont entre le regretté Karl Lagerfeld et un avenir encore indéfini.
L'avenir, justement, doit être porté par un quelqu'un de non seulement créatif, mais de surtout très endurant. II faut avoir les reins solides pour produire deux collections de prêt-à-porter, une croisière, deux couture et une collection Métiers d'Art chaque année.
Défi d’autant plus périlleux qu'il s'inscrit dans un contexte conjoncturel difficile pour le secteur du luxe. Le groupe Chanel n'a pas été épargné. Son bénéfice net a reculé de 28,2% en 2024 par rapport à 2023, à 3,4 milliards de dollars, selon des chiffres articulés par Fashion United.
Le sauveur
L'avenir de Chanel prendra finalement forme sous les traits de Matthieu Blazy. Rien de moins qu'un des «designers les plus talentueux de sa génération». Une personnalité appréciée dans le milieu, facile à interviewer, expérimentée - mais suffisamment jeune pour développer une vision d'avenir et capable de se projeter sur plusieurs décennies.
Né à Paris d'un père expert en art précolombien et d'une mère ethnologue et historienne de l'art, petit-fils d'un ouvrier d'une fabrique de sous-vêtements, Matthieu Blazy est repéré quand il n'est encore qu'un étudiant en mode par Raf Simons, dont il devient le protégé.
Après des stages chez Balenciaga et John Galliano, il est recruté chez Raf Simons en 2007 pour officier sur la collection homme. Suivra un passage remarqué chez Maison Margiela, où il apprend l'art de l'expérimentation, puis chez Céline, avant de renouer avec son mentor, le même Raf Simons, chez Calvin Klein.
Mais c'est chez Bottega Veneta, où Matthieu Blazy passe trois années «exceptionnelles» (et permet d'enregistrer une hausse du son chiffre d'affaires, une exception notable dans le groupe Kering), qu'il se forge définitivement une réputation. Celle d'un innovateur soucieux des matériaux. Un «designer pour designer», dixit Vogue.
«S'il arrive à appliquer ce qu'il savait faire chez Bottega Venetta à Chanel, la maison française sera complètement gagnante», promet Adrien Communier, chef de la rubrique mode chez GQ France, dans Fashion Network.
Le «défilé du siècle»
Ce lundi 6 octobre, après une longue période de latence pour Chanel, c'est peu dire que l’impatience autour du premier défilé sous l'égide de Matthieu Balzy a atteint son paroxysme. Au terme d'une période marquée par les changements de direction au sein des plus grandes maisons de couture du monde - de Dior à Jean Paul Gaultier, en passant par Balenciaga - ce défilé doit constituer le point culminant.
Voire, peut-être, le «défilé du siècle».
Sous la verrière du Grand Palais, l'ambiance est faussement feutrée. L'excitation perce derrière les moues blasées. A 20h14, tout le monde a trouvé sa place.
Le premier rang est l'un des plus gratinés de cette Fashion Week. Une constellation de stars dont les nouvelles ambassadrices Nicole Kidman et Ayo Edebiri, l’actrice de la série The Bear (le choix de Matthieu Blazy pour incarner aussi l’image de la griffe), en passant par Pedro Almodóvar, Penélope Cruz, Vanessa Paradis, Margot Robbie, Pedro Pascal ou encore Marion Cotillard.
C'est là, sous ce décor stellaire, au coeur d'un lieu mythique où Karl Lagerfeld a donné vie et forme à ses défilés les plus démesurés, que Mathieu Blazy est sur le point de dévoiler sa vision de la femme Chanel.
Enfin, le premier modèle s’avance, seul, voguant entre des planètes. Une apparition sur le sol laqué qui renvoie les étoiles. Assurée, moderne et décontractée. Loin des créations douloureuses qui ont rythmé cette Fashion week, des accessoires buccaux de Maison Margiela aux enchevêtrements de draps bizzaroïdes de Comme Des Garçons, le look dégage une facilité rafraîchissante.
Un ensemble que la Parisienne stressée enfilera à la va-vite après une nuit avec son amant, les cheveux en bataille, l’odeur des peaux encore entremêlées, pour foncer au travail, à la bourre et un espresso à l’emporter dans la main.
Les matières sont fluides, les coupes offrent la liberté de mouvement. A tel point que même les pièces les plus strictes, les plus carrées, semblent confortables. Une ode à la working girl qui se métamorphose en bête de scène, une fois la nuit tombée.
Aux classiques revisités succèdent ainsi des créations plus festives. Robes à sequins, broderies, fleurs de tissus, coiffes et avalanches de plumes. Ça flotte, ça virevolte sous le clair de lune. Sautoirs, boucles d’oreilles, tours de cou et sacs à main, le moindre détail est enchanteur. Hautement désirable.
Intime connaisseur des archives de la maison, Matthieu Blazy puise avec habilité dans les essentiels qui font le succès de la marque vieille de 115 ans pour mieux les détourner et leur conférer un nouveau souffle. Avec audace et doigté, il mêle le familier à l'inattendu.
77 silhouettes toutes plus abouties les unes que les autres plus tard, c'est un public ému aux larmes qui se lève, d'un seul mouvement, pour applaudir leur concepteur. Avec le sentiment, incontestable, d'avoir assisté à l'une des plus belles partitions de cette Semaine de la mode parisienne.
Et au décollage d'une comète prénommée Matthieu Blazy.
