L'histoire de ce succès érotique mondial commence en 1948 en Suisse. Plus précisément, à Rolle, dans le canton de Vaud. C'est là que Marayat Bibidh, une aristocrate thaïlandaise de seize ans, scolarisée au prestigieux pensionnat du Rosey, rencontre Louis-Jacques Rollet-Andriane, un diplomate français de 30 ans. Les deux tombent follement amoureux l'un de l'autre lors d'un bal – une scène qui pourrait être tirée de Bridgerton. Mais ce n'est qu'en 1956 qu'ils peuvent vivre ensemble, lorsque Louis-Jacques obtient un poste à Bangkok.
Les deux tourtereaux se marient, et s'adonnent alors à un libertinage effréné: amour libre, polygamie, bisexualité – et surtout pas de monogamie. Ils deviennent le centre névralgique d'un cercle d'expatriés diplomatiques. Et en quelques années, ils font de Bangkok la destination préférée des échangistes européens fortunés.
En 1959, une maison d'édition française publie un roman anonymement intitulé Emmanuelle. Le livre raconte l'histoire d'une jeune Parisienne de 19 ans qui suit son mari, un diplomate, à Bangkok. Malheureusement, celui-ci n'a que peu de temps à lui consacrer. Elle se permet donc, avec l'accord de son mari, de prendre du plaisir avec de nombreuses autres dames et messieurs asiatiques et européens qu'elle rencontre sur son chemin.
Visiblement très douée pour la gaudriole, elle suit ainsi son apprentissage du plaisir et devient une femme sexuellement sûre d'elle et bien sûr libre de ses mouvements. Le roman n'est pas qu'un ensemble de scènes sensuelles et sexuelles et propose également une conversation bien longue et théorique sur le sens philosophique de l'érotisme. Très français, en somme.
Dans un premier temps, le roman paraît sans mention de son auteur jusqu'en 1967. L'édition officielle est publiée sous le nom d'Emmanuelle Arsan, le pseudonyme de l'autrice, dont le vrai nom est Marayat Rollet-Andriane.
Le roman, qui a immédiatement été interdit en France, s'est vendu clandestinement à des milliers d'exemplaires. La légende raconte que le manuscrit serait en réalité les mémoires de Marayat. Mais après sa mort en 2005, le doute s'installe: le véritable auteur n'était-il pas son mari, décrit par ses contemporains comme un homme incapable de penser une seule seconde à autre chose qu'au sexe? Louis-Jacques, qui a survécu quatre ans à sa femme, ne s'est jamais exprimé pas à ce sujet.
Le film Emmanuelle, qui a été vu par plus de 350 millions de personnes à ce jour, a été réalisé en 1973. Une jeune équipe s'est rendue en Thaïlande avec un équipement modeste pour adapter le roman au cinéma. Le film voulait marcher sur les pas d'un autre film sulfureux et polémique: Le dernier tango à Paris de Bernardo Bertolucci.
En 1972, l'Amérique connaît son premier grand succès pornographique avec Deep Throat: une femme a son point G au fond de la gorge et n'atteint l'orgasme que si elle satisfait les hommes par voie orale. La même année, Le dernier tango à Paris de Bertolucci sort en Europe avec à l'affiche la superstar Marlon Brando, 48 ans, et la jeune Maria Schneider, 19 ans.
Lors du tournage, Marlon Brando décide d'intégrer une scène de viol qui n'était pas du tout dans le scénario. Une scène de pénétration anale et forcée, qui, pour lui, était absolument nécessaire afin de donner de la force du film. Son personnage devait utiliser pour cela un morceau de beurre comme lubrifiant. Bernardo Bertolucci était d'accord, mais les deux hommes n'ont pas informé Maria Schneider de leur plan – le viol «joué» en devient alors un véritable. La scène, réalisée sans son consentement et à son insu, sera pour elle un traumatisme à vie.
A Paris, le film est un grand succès. Et le milieu du cinéma français est unanime: la scène du viol est un coup de génie, c'est exactement comme ça qu'il faut la montrer, authentique et crue, et c'est comme ça qu'il faut faire parler de soi.
Le producteur Yves Rousset-Rouard veut surpasser le succès de Bertolucci en réalisant son propre film érotique. Il s'assure les droits d'Emmanuelle et du roman qui lui succède, Emmanuelle - L'anti-vierge. Il a en tête une esthétique haut de gamme, une version animée du magazine masculin Lui, qui est lui-même un équivalent de Playboy. Il engage le jeune photographe de Vogue Just Jaeckin comme réalisateur et un des scénaristes de Truffaut. Il veut remplacer la star qu'est Marlon Brando par un Français de 66 ans, Alain Cuny, un homme que même les intellectuels trouvent bon.
Mais la véritable star est la Néerlandaise Sylvia Kristel. Cette ex-secrétaire de 21 ans travaillait en tant que mannequin et visage publicitaire lorsqu'elle s'est trompée de porte: elle voulait aller sur le tournage d'une publicité pour une lessive et s'est retrouvée au casting d'Emmanuelle. «Elle était un miracle de pureté, de candeur et de poésie», déclare Just Jaeckin dans le documentaire Emmanuelle – Reine du porno soft sur Arte. Il dit que lors du tournage, elle restait toujours «pure», même lorsqu'elle incarnait les fantasmes les plus sales.
C'est ainsi qu'une équipe majoritairement composée de personnes âgées de 20 à 35 ans s'est rendue en Thaïlande fin décembre 1973, certaine de produire une bouse, totale. Le réalisateur Just Jaeckin s'est donné beaucoup de mal afin d'apporter une touche d'esthétisme à son long-métrage: tout semble toujours filmé à travers des voiles, des rideaux et du brouillard – Emmanuelle définit quasiment le «soft» dans le porno soft.
Le producteur n'était pas satisfait, il s'imaginait quelque chose du genre Bertolucci. Et il voulait absolument une scène dont tout le monde allait parler: il l'a finalement inventée lui-même – une actrice thaïlandaise devait fumer une cigarette avec son vagin. Le réalisateur Just Jaeckin a refusé de le faire, et c'est un de ses collaborateurs qui a pris le relais. La scène est grotesque à en rire, mais elle y est.
Emmanuelle correspond parfaitement à l'esprit de l'époque: le grand public était encore loin d'être aussi libéré que le prétendaient les slogans du mouvement de mai 68. «Make Love not War» et les manifestations pour le droit à l'avortement n'étaient qu'un début. En 1974, la majorité des Françaises déclarent n'avoir jamais eu d'orgasme. La France se trouvait encore dans la torpeur de l'après-guerre et de la paillardise sous Charles de Gaulle et son successeur Georges Pompidou. Mais le désir de liberté et de sensualité, lui, était bien là.
Le 26 juin 1974, le film est présenté en avant-première à Paris. Il est initialement mis sous clé pendant plusieurs mois, puis, avec la passation de pouvoir de Georges Pompidou à Valéry Giscard d'Estaing en mai 1974, il est diffusé au grand public.
Et tout le monde veut voir la douce sensualité d'Emmanuelle, qui est particulièrement appréciée des couples mariés. Dans certains pays, le film reste interdit, y compris en Suisse. Des cars de touristes traversent la frontière espagnole pour se rendre en France à la séance d'Emmanuelle la plus proche. Le nombre de spectateurs du Dernier Tango à Paris se fait rapidement dépasser.
L'image de la sexualité qui est véhiculée est sucrée, gentille, jolie, joyeuse, propre et justement «pure», et ce, malgré qu'Emmanuelle soit violée dans une fumerie d'opium, qu'elle soit dévorée par un homme beaucoup plus vieux (Alain Cluny) ou encore qu'elle devienne une monnaie d'échange entre hommes. Même si Emmanuelle montre l'éveil sexuel «heureux» d'une femme, il faudrait beaucoup d'imagination pour voir dans ce film un manifeste féministe, car il ne l'est tout simplement pas.
Sylvia Kristel, qui avait besoin de boire de l'alcool avant de tourner les scènes de sexe, ne tarde pas à dire qu'elle ne veut pas être réduite à ce rôle.
Malheureusement, elle a signé un contrat pour trois films Emmanuelle, dont le troisième s'intitule Goodbye Emmanuelle. La protagoniste retrouve enfin le giron de la vie à deux, prête à vivre une vie folle.
Un cinéma des Champs-Élysées qui n'a diffusé aucun autre film qu'Emmanuelle pendant douze ans est devenu aussi incontournable pour les touristes que les comédies musicales du Westend à Londres. Et ce sont des milliers de personnes qui ont acheté la fameuse chaise en rotin dans laquelle Silvia Kristel se prélasse sur l'affiche du film.
En Suisse, le film (qui était devenu disponible sur VHS et se trouvait dans chaque Coop avec la couverture de la chaise en rotin au rayon des cassettes vidéo) devait être diffusé par la SSR en Suisse romande lors du Nouvel An 1984/85. La Conférence des évêques suisses et 48 conseillers nationaux ont protesté contre cette œuvre impie, impensable pendant la période de Noël.
La menace d'un boycott de la redevance a été brandie, et la SSR a craqué. La chaîne pirate zurichoise Züri-Welle a pris le relais et a diffusé Emmanuelle à deux heures du matin sur le réseau de la télévision autrichienne, qui cessait d'émettre à 1h30 du matin.
Quant à Sylvia Kristel, sa vie prend une tournure malheureuse. Toute tentative d'échapper à Emmanuelle est un échec. Elle devient dépendante de l'alcool et de la cocaïne. A 60 ans, elle meurt des suites d'un cancer du poumon.
En revanche, les romans et les films consacrés à cette épouse de diplomate aux mœurs légères n'ont pas fini de faire parler d'eux, même s'ils n'ont jamais pu renouer avec le grand succès de 1974. Il y a Emmanuelle à Rome, en prison, chez les cannibales – elle est à l'origine de plus d'une centaine de films, mais un seul a réussi à s'inscrire dans la mémoire de la culture populaire jusqu'à aujourd'hui.
La dernière adaptation cinématographique d'Emmanuelle est actuellement à l'affiche et presque personne n'a envie de la voir (lors de ma séance, il n'y avait dans la salle qu'un seul homme âgé à part moi, qui avait certainement vécu la vague originale d'Emmanuelle dans les années 70).
La réalisatrice Audrey Diwan avait auparavant adapté avec beaucoup de force le roman sur l'avortement L'Événement de la lauréate du prix Nobel de littérature Annie Ernaux. Après un film sur la douleur, la réalisatrice s'attèle à un film sur le plaisir.
Aussitôt dit, aussitôt fait: son Emmanuelle (Noémie Merlant) a 35 ans, elle est solitaire, célibataire et travaille pour un groupe hôtelier spécialisé dans le luxe. Elle se rend à Hong Kong, où elle doit quasiment tester un hôtel sur tous les points afin de noter les éléments dysfonctionnels, y compris sensoriels. Cela passe par les textiles, les textures, les odeurs, les goûts, la musique et évidemment le personnel avec qui elle teste son pouvoir de séduction.
Et puis il y a un invité mystérieux (Will Sharp), un homme qui la fascine et dont elle sirote l'eau du bain. Celui-ci va l'emmène dans une maison de jeu illégale et à un match de boxe mais surtout lui faire découvrir après cent minutes ce qu'elle n'a jamais pu trouver. Emmanuelle a ENFIN son premier véritable orgasme! En 2024, et non pas 1974! Si le film fait preuve d'un véritable travail esthétique, il s'avère tout de même assez ridicule. Pour son 50e anniversaire, Emmanuelle méritait vraiment un remake plus pétillant.
Cette version 2024 a néanmoins l'intelligence d'être vue au travers du féminisme et de déconstruire le lourd héritage porté par le regard masculin. Dorénavant, on est au moins certains qu'elle n'aura plus jamais à fumer une cigarette avec son vagin.
"Emmanuelle" (1974) est disponible sur Apple TV+. La version de 2024 est actuellement au cinéma et sera distribuée un jour sur Netflix.