Il a été Jésus, Van Gogh et l’ennemi de Spiderman, le Bouffon Vert. Pour David Lynch, il s’est fait exploser la tête dans Sailor et Lula. Pour Lars von Trier, il s’est mutilé dans Antichrist. Willem Dafoe, 70 ans, a tourné dans quelque 150 films. Souvent, mais pas toujours, dans le rôle du méchant. Toujours avec intensité, son visage de lutin et ses yeux ronds capables d’exprimer autant la malice que la menace.
À Locarno, Willem Dafoe présente The Birthday Party, un drame intense et hypnotique sur un milliardaire grec obsédé par le contrôle, et qui organise pour sa fille une fête d’anniversaire sur une île privée. Jusqu’à ce que tout dérape, en grande partie par sa faute. Heureusement, l’acteur n’a rien d’aussi intimidant dans la conversation. Au contraire.
watson: Avec le milliardaire grec Markos, vous ajoutez un nouveau personnage complexe, mais terrible à votre collection. Vous arrive-t-il d’avoir peur de vos propres rôles?
Willem Dafoe: Non, car il faut se contenter d'être le personnage. Les gens justifient toujours leur comportement d'une manière ou d'une autre, sinon ils ne pourraient pas faire ce qu’ils font. Markos ne se considère pas comme un mauvais homme. Il pense agir par amour, c’est un travailleur acharné, pragmatique, capable d’être très aimable avec ses employés.
Oui, il est coupé de la réalité, il fait partie d’une structure patriarcale toxique, c’est un macho. Mais on voit aussi combien il a peur et à quel point il est obsédé par le désir naturel de laisser un héritage.
Diriez-vous que le métier d’acteur, surtout dans ce genre de rôle, développe la capacité d’empathie?
Absolument, on s’ouvre.
Nous jugeons vite les autres en appliquant nos propres standards moraux. Il faut, en tant qu’acteur, s’en détacher jusqu’à un certain point, car on incarne la personne. Si vous jouez quelqu’un, vous ne devez pas le juger. L’image doit être complète pour être crédible et réelle.
Ce qui est peut-être plus facile quand le film se déroule en 1975, à une époque où l’image des super-riches conservait encore une part de grâce et de grandeur…
Oui, The Birthday Party montre une tout autre époque. Aujourd’hui, le capitalisme a gagné. Pour moi, être riche n’est pas forcément quelque chose de positif. Cela implique de vouloir absolument s’imposer, d’écraser les autres pour l’emporter. Cela engendre une sorte de malveillance permanente, qui aujourd’hui se répand à grande échelle.
Un abus de pouvoir dévastateur aurait pu depuis longtemps être éradiqué ou au moins affaibli et nous assistons pourtant à un retour en force, surtout aux États-Unis…
Je suis sans voix. J’ai du mal à comprendre le monde en ce moment. Pas seulement aux États-Unis, partout.
Réagir avec empathie peut fonctionner dans la fiction, mais dans la vie réelle, que peut-on faire?
Si je savais comment faire, je ferais probablement autre chose de ma vie (rires, long silence). Quand je joue, je ne pense pas à ce qui se trouve en dehors du jeu. Je m’implique, j’essaie de penser et de ressentir autrement.
Je ne veux pas contrôler le résultat. Car quand un film sort, les gens croient que vous cherchez à transmettre un message. Mais je ne crois pas aux messages.
Et à quoi croyez-vous alors?
Je crois au fait de simplement faire les choses. Et je crois qu’elles parlent d’elles-mêmes. On ne contrôle pas la manière dont elles le font. On s’immerge dedans et quelque chose se crée, pendant qu’on incarne un personnage. Si c’est sincère et que ce n’est pas du baratin pour essayer de faire passer un «message», il peut en sortir quelque chose d’intéressant, qui amène les autres à réfléchir. Je ne suis pas ignorant, mais je n’ai pas vraiment envie d’analyser après coup: je l’ai déjà fait pendant le travail (rires).
Cela vaut aussi pour votre longue carrière?
Oui, je regarde rarement en arrière. Une fois que j’ai vu un film et terminé la promotion, je fais de la place pour le suivant. Certains revoient leurs propres films pour en tirer des leçons, moi j’apprends intuitivement sur le tournage. Peut-être que je ne veux rien apprendre. Car si l’on se met en mouvement sans tout planifier, des choses inattendues se produisent.
Regarder simplement le ciel, sans demander sans cesse ce que cela apporte ou signifie. Le jeu aide un peu à cela. Ça peut sembler un peu perché, mais j’y crois.
Cela signifie que l’image ou les prix ne comptent pas tant que ça pour vous?
Seulement dans la mesure où je peux préserver mes possibilités et continuer à faire ce que j’aime.
Cela ressemble à une philosophie plutôt simple et heureuse…
Bon, la philosophie, c’est une chose. Mais est-ce que je la vis? Aucune idée.
Sinon, on est impitoyablement livré à ses propres désirs et pulsions. Et on sait bien que cela peut très mal tourner (rires). (aargauerzeitung.ch)
Traduit de l'allemand par Joel Espi