Il est environ 23h30, ce 27 avril, lorsque des agents de la police du comté de Marin, en Californie, se penchent sur la vitre d'une camionnette blanche garée sur Eddy Street, à San Francisco. A l'intérieur, une jeune personne aux grands yeux marron, piercing au sourcil, chevelure emmêlée striée de mèches rouges et roses. Une silhouette menue d'1m50 pour 45 kilos. Pas de doute, cet ado de 16 ans correspond bien à l'avis de recherche placardé sur tous les murs de la ville depuis une semaine. Son nom? Mint Butterfield. Indemne et en bonne santé, Dieu merci.
La fin d'une semaine de recherches angoissantes. Tout est parti d'une chambre vide et d'un petit mot laissé sur son lit, presque une semaine plus tôt. Depuis, Mint a disparu. Fugue? Kidnapping? Ou... pire? Tout est possible, de la part de cet ado non binaire, qui préfère se définir sous le pronom de «they». Une menace de suicide et des problèmes d'addiction et de toxicomanie lui ont valu le qualificatif de «personne à risque». Mais surtout, il s'agit de la progéniture d'un des couples les plus riches et les plus influents de la Silicon Valley. Stewart Butterfield et Caterina Fake. Fondateurs de Flickr, puis de Slack, deux sociétés informatiques très lucratives.
Lorsque Stewart Butterfield, un Américain basé au Canada, fait la connaissance de Caterina Fake, à l'occasion d'un voyage à San Francisco en 2000, le jeune entrepreneur sait qu'il faudra plus qu'une demande en mariage pour attirer l'attention de cette conceptrice informatique de génie. Une proposition de business, sans doute. Bingo.
Lui, c'est un «nerd» qui a appris à coder tout seul à l'âge de 7 ans. Il a vaguement songé à devenir prof de philo, mais il a vite pigé: alors qu'Internet est sur le point d'exploser, la fortune est ailleurs que dans une obscure salle de classe d'université. «Les gens qui savaient créer des sites web s'installaient à San Francisco, et j'avais un groupe d'amis qui gagnaient deux fois, voire trois fois plus que les enseignants», racontera-t-il plus tard à la BBC. Son choix est vite fait.
Caterina, elle aussi, a erré un moment. Après une période postuniversitaire un peu floue où elle s'est essayée à toutes les professions possibles, de peintre à banquière d'investissement, en passant par vendeuse dans un magasin de plongée, la jeune femme s'est prise de passion pour l'informatique. Quelques sites Web et conceptions de CD-ROM plus tard, elle atterrit «accidentellement» en Californie, au plus fort du boom des startups liées à Internet. Pour devenir l’une des conceptrices web les plus expérimentées et prisées du moment.
Stewart Butterfield a vu juste: si sa fiancée piquée de tech accepte de l'épouser et de le suivre en Colombie-Britannique, c'est aussi parce qu'il lui met sous le nez un ambitieux projet de société: Ludicorp, un projet de jeu de rôle en ligne. «Rien de tel que de partager une expérience intense et bouleversante avec quelqu'un pour se rapprocher», admet l'informaticienne à CNN Business.
Si la passion y est, c'est aussi «une période assez sombre», reconnait-elle.
Après plusieurs arrêts, redémarrages, lancements, échecs et retards de développement, c'est finalement le site Flickr qui naît «des cendres de notre pauvre jeu». Pile au bon moment. En 2004, les téléphones portables commencent à être équipés d'un appareil photo numérique. Tout le monde prend des photos. Tout le monde veut les partager. Le site web est un succès. Un an plus tard, le couple quitte Vancouver pour la baie de San Francisco et vend son bébé à Yahoo, pour un montant estimé à 25 millions de dollars. Le coup d'envoi de l'ère du Web 2.0.
Un bébé, ils en auront un autre. Une petite fille, Mint, née en juillet 2007. Six mois plus tard, les jeunes parents divorcent. «J'avais l'impression que toute ma vie s'effondrait et que je devais partir, en Inde ou quelque chose du genre», soupire Stewart à Wired à l'évocation de ces souvenirs.
Stewart Butterfield retourne au Canada, où il vit toujours à mi-temps avec son actuelle petite amie, l'entrepreneuse Jen Rubio. C'est en 2013 qu'il annonce la sortie de ce qui changera définitivement sa vie: Slack, l'outil de communication chouchou des entreprises, qui compte plus de 2 millions d'utilisateurs l'année suivant sa sortie. Une invention qui le rendra milliardaire. Sa fortune est estimée par Forbes à 1,6 milliard de dollars.
Si, de son côté, Caterina Fake n'a pas atteint de tels sommets, sa valeur nette n'en reste pas moins de 25 millions de dollars. En 2006, elle devient présidente d'Etsy, la plateforme prolifique de vente de seconde main. Ceci, entre deux créations de plateformes et investissements qui en font de cette hyperactive, l'une entrepreneuses les plus prolifiques de la Silicon Valley.
C'est à Bolinas, petite ville côtière très select et très protégée de la baie de San Francisco, que Caterina Fake a élu domicile avec sa fille, son nouveau mari et leurs trois enfants. Et c'est dans cette même ville que Mint a été aperçu pour la dernière fois, dans la nuit du 21 avril. Caterina donne l'alerte dès le lendemain matin. L'avis de disparition mentionne un sweatshirt noir, un pantalon de pyjama en flanelle et une paire de bottes. Possiblement une «valise grise».
Selon sa mère, Mint n'aurait eu accès ni à un téléphone ni à un véhicule. Plus inquiétant: c'est dans le district ultra-sensible de Tenderloin, à San Francisco, que Caterina soupçonne son enfant d'avoir trouvé refuge. Ce même quartier au centre de la crise du fentanyl, la «drogue du zombie», qui décime la ville.
Un coin très centré, mais connu pour sa pauvreté, ses dealers, sa criminalité, son trafic de drogue et sa prostitution, sans parler de ses tentes multicolores et bancales dressées au milieu du trottoir.
Caterina Fake avait vu juste. C'est bien là que les agents tomberont sur Mint, tard dans la nuit de samedi. Bien à l'abri dans une camionnette blanche. Celle d'un «ami». Un certain Christopher Dizefalo, «Kio» pour les intimes, 26 ans, voiturier de profession. L'ado a beau répéter que sa fuite du domicile familial était volontaire, son compagnon est arrêté et incarcéré par les agents de police. Selon le San Francisco Standard, il est soupçonné d'enlèvement d'enfant et d'une poignée d'autres délits. Sa caution a été fixée à 50 000 dollars.
Au terme d'une semaine de traque très médiatisée, la riche et célèbre famille de Mint Butterfield n'en dira pas plus. La presse devra se contenter d'un courriel de remerciement aux policiers et équipes de recherche et de la confirmation que Mint se trouve en sécurité, en bonne santé. Un dénouement et un relatif happy end, dignes d'une série américaine.