International
Otan

Poutine prépare un «scénario gris» pour surprendre l'Otan

epa11635413 German political scientist Claudia Major attends the Warsaw Security Forum at the DoubleTree by Hilton Hotel in Warsaw, Poland, 01 October 2024. WSF2024, entitled 'Ensuring Security,  ...
Claudia Major (49 ans) est l'une des plus éminentes expertes en sécurité du monde germanophone. Depuis mars 2025, cette diplômée en sciences politiques est vice-présidente du German Marshall Fund, groupe de réflexion qui promeut les relations transatlantiques.Keystone

Poutine prépare un «scénario gris» pour surprendre l'Otan

L’experte allemande en sécurité Claudia Major décrit les prochains objectifs de Vladimir Poutine et comment l’Europe peut s’y préparer au mieux.
22.06.2025, 06:5622.06.2025, 06:56
Remo Hess / ch media
Plus de «International»

Nous rencontrons Claudia Major dans un hôtel du centre-ville de Bruxelles. L’agenda de cette experte allemande en sécurité est extrêmement chargé: elle intervient, lors de la conférence organisée par le German Marshall Fund, aux côtés de Keith Kellogg, l’envoyé spécial pour l’Ukraine du président américain Donald Trump et de nombreux autres invités de haut niveau.

Claudia Major doit bientôt monter sur scène. Elle prend tout de même une bonne demi-heure pour nous exposer son point de vue sur Trump, l’Otan et la guerre menée par Poutine contre l’Ukraine.

La semaine dernière, Donald Trump a fait déployer l’armée à Los Angeles. Samedi, des chars ont défilé à Washington lors d’une parade militaire. Comment ces images sont-elles perçues par les Européens selon vous?
Claudia Major: Ces images dérangent profondément la majorité des Européens. Mais elles ne sont que les dernières d’une longue série de perturbations provoquées par ce président et son gouvernement. Par exemple, le discours du vice-président JD Vance à Munich, où il a affirmé que la plus grande menace pour l’Occident ne venait pas de la Chine ou de la Russie, mais de l’intérieur. Ou encore la reprise ostentatoire des relations avec le président russe Vladimir Poutine, et l’humiliation infligée à Zelensky dans le Bureau ovale.

«Dans ce contexte, voir des chars et des soldats dans les rues de Washington apparaît comme une menace. Beaucoup d’Européens ont le sentiment qu’il n’existe plus de base commune avec ce gouvernement.»

Certains observateurs affirment que les Etats-Unis glissent dangereusement vers l’autocratie. Qu'en pensez-vous?
Les structures démocratiques aux Etats-Unis sont profondément ancrées, mais cette inquiétude est légitime. Déjà lors du premier mandat de Trump, on a tenté de restreindre les mécanismes de contrôle démocratiques. Aujourd’hui, les acteurs semblent mieux préparés.

«Le pouvoir se concentre entre les mains du président, et les tendances autocratiques s’accentuent»

Du point de vue transatlantique, il est particulièrement inquiétant de constater que les Etats-Unis se perçoivent de moins en moins comme un partenaire d’alliance, et de plus en plus comme une grande puissance qui s'organise aux côtés d’autres puissances.

Quelles en sont les conséquences pour l'Europe?
Nous avons peu d’influence sur Washington, mais nous en avons sur notre propre politique. Courir constamment derrière les Etats-Unis ne nous mène à rien. L’Europe doit penser et agir de manière plus souveraine. Nous devons formuler nos propres objectifs, au lieu de seulement réagir aux décisions des Etats-Unis.

Mais en matière de défense, l’Europe ne peut pas faire sans les Etats-Unis.
C’est vrai pour le court et moyen terme. Sans la dissuasion nucléaire américaine, sans son leadership politique, sans des capacités clés comme le renseignement ou la défense antimissile, l’Europe ne pourrait pas se défendre comme le prévoient actuellement les plans de l’Otan. Même si tous les pays européens investissaient dès maintenant et maintenaient cet effort, il faudrait des années avant que l’autonomie européenne devienne une réalité. Cela rend difficile toute prise de distance avec les Etats-Unis, même si l’on le souhaitait politiquement.

«Pour l’instant, les Etats-Unis restent notre assurance-vie»

Quand on demande aujourd’hui aux Américains s’ils soutiennent encore l’Otan, ils répondent souvent: «Combien de fois faudra-t-il encore vous le dire?». Mais les Etats-Unis répondront-ils présents si les «petits hommes verts» de Poutine arrivaient vraiment dans les pays baltes?
La dissuasion se joue dans la tête de l’adversaire. Poutine doit comprendre qu’une attaque n'en vaut pas la peine. Mais la garantie de sécurité des alliés est toute aussi importante.

«Si Trump affiche une certaine amitié avec Poutine, l’incertitude grandit, c'est inévitable»

Mais ça n'est pas nouveau: lors de la guerre en Irak, l’administration Bush avait déjà divisé les alliés en «vieille Europe» et en «nouvelle Europe». Les tensions étaient importantes. Mais aujourd'hui, on fait face au risque d'une guerre nucléaire, à deux heures de vol de Berlin. Et nous ne pouvons savoir à 100% si les Américains interviendraient. Mais Moscou ne le sait pas non plus. C’est notre avantage actuel. Si j’étais Poutine, je n’enverrais en tout cas pas de «petits hommes verts» tant que des soldats américains sont encore stationnés dans les pays baltes. Cela dit, je pense que le scénario auquel nous serons confrontés sera probablement tout autre.

A quel scénario pensez-vous?
On connaît les «petits hommes verts» depuis l'annexion de la Crimée en 2014. Il n'y a rien de nouveau. La question qu'on devrait se poser serait plutôt: avec quel scénario Poutine réussirait-il encore à nous surprendre? Qu'est-ce qu'il se passerait, par exemple, si un train en provenance de Russie, à destination de l’enclave russe de Kaliningrad, déraillait tout d'un coup en plein milieu de nulle part, en Lituanie? Poutine pourrait envoyer des soldats pour «secourir le train», des troupes déjà stationnées tout près, en Biélorussie. Peut-être quelques milliers d’hommes. La Lituanie protesterait, bien sûr, mais les soldats russes seraient déjà sur place. Comment réagirait l'Otan?

«L’objectif de la Russie est de créer une situation grise, ambiguë, qu'on peut interpréter de plusieurs façons différentes, ce qui provoquerait une réponse incohérente parmi les alliés.»

Il s’agit de mettre l’Otan en difficulté et de la diviser. Nous devons nous attendre à ce genre de surprises.

Le grand exercice militaire «Zapad» (mot slave qui signifie «ouest») qui réunira probablement des dizaines de milliers de soldats, aura lieu dès septembre prochain en Biélorussie. Un potentiel prétexte pour créer un «scénario gris»?
Tant que la Russie prend au sérieux la dissuasion de l’Otan, le danger reste limité. Mais si Moscou en vient à penser que l’Otan – ou certains de ses membres – ne réagira pas, alors les choses peuvent devenir très graves, très rapidement. Les Etats baltes, quant à eux, affirment clairement qu'ils ne laisseront aucun «scénario gris» s’installer – qu'ils trancheront immédiatement entre le noir et le blanc.

De nombreux politiciens européens insistent actuellement sur leur volonté de paix, alors qu’il est évident que Poutine ne veut pas négocier. Doit-on y voir de la naïveté ou une stratégie intelligente?
L’appel à la paix est d’abord un signal politique adressé à Trump, pour lui montrer que l’Europe soutient ses efforts. Ensuite, c’est aussi un message ciblé à destination de sa propre population. Et c’est la vérité, bien sûr que nous voulons tous la paix - surtout l’Ukraine. Est-ce que cela nous sort pour autant de l’impasse? Non.

«La Russie semble considérer les pourparlers comme un autre moyen de parvenir à la victoire, et ses positions se sont durcies»

Mais la posture occidentale permet de montrer que c’est nous qui voulons la paix. Et si la Russie refuse, il est plus facile de mobiliser un soutien international. Ce qui est certain, c’est que cette guerre se terminera un jour à la table des négociations, mais les conditions de ces négociations se définissent sur le champ de bataille.

Supposons qu’un accord de paix soit conclu: la Russie dispose de centaines de milliers de soldats. Que deviendrait l'armée russe?
La paix ne sera véritablement possible que lorsque la Russie reconnaîtra l’Ukraine comme un État souverain. Tant que Moscou maintient ses objectifs actuels et dispose des moyens militaires pour les poursuivre, ce n’est probablement qu’une question de temps avant que Poutine ne relance une offensive. Mais même dans le cas d’un cessez-le-feu ou d’un accord de paix: l’armée russe ne disparaîtra pas, elle se repositionnera.

«La fin de la guerre ne signifie pas la fin de la menace»

Ce qui est crucial, c’est de savoir si les objectifs politiques de la Russie ont changé. L’Europe doit donc penser plus loin - au-delà d'un potentiel accord de paix.

L’Allemagne et l’Europe doivent-elles donc poursuivre leurs efforts en matière d’armement, même après une potentielle obtention de la paix en Ukraine?
Oui. Mais je crains que ce ne soit justement le contraire qui se produise. Dès que la guerre sera terminée, on risquera de remettre en question le besoin de défense en Allemagne. La pression politique pour réduire les dépenses militaires va augmenter. Et la question de la sécurisation d’un éventuel cessez-le-feu en Ukraine passera probablement en l’arrière-plan. On le voit déjà aujourd’hui, avec certains responsables politiques du Parti social-démocrate (SPD) qui recommencent à dire qu’il n’y a plus de menace, et qu’ils veulent préserver la paix en Europe.

«Ce qu'il faut lire entre les lignes de ces déclarations, c'est que, pour eux, l’Ukraine ne fait pas partie de l’Europe»

Lorsque le chancelier fédéral Merz s’est rendu à Washington, Trump a plaisanté en disant: «C'est bien que l’Allemagne renforce son armée, mais ne le faites pas trop, s’il vous plaît». Y a-t-il un fond de vérité là-dedans? L’Europe craint-elle une Allemagne trop armée?
Non, bien au contraire. Ce que je constate dans de nombreux échanges à travers l’Europe, c’est que les attentes envers l’Allemagne sont immenses.

«Certains Européens se méfient un peu de la France, et le Royaume-Uni a des problèmes budgétaires.»

Beaucoup de pays européens considèrent l’Allemagne comme la nation centrale, fiable, sur laquelle ils peuvent compter. Les réticences viennent surtout des Allemands eux-mêmes. En dehors de cela, il n’existe pratiquement aucune crainte en Europe vis-à-vis d’une Allemagne forte - du moment qu’elle reste solidement ancrée dans un cadre européen.

Que se passera-t-il lorsque l’Europe aura retrouvé sa puissance militaire? Deviendra-t-elle alors une puissance mondiale garante de l’ordre?
Si par puissance garante de l’ordre on entend la défense du droit international - comme par exemple la protection de la liberté de navigation - alors ce serait effectivement souhaitable. Personne ne parle ici de stratégies expansionnistes.

«Ce que font les Européens aujourd’hui, c’est simplement réinvestir dans leur assurance-vie»

C’est purement défensif, il y a un consensus là-dessus. Au-delà de cela, je trouve que des termes comme «armée européenne» ne sont pas utiles. Qui en serait le commandant suprême? La présidente de la Commission européenne? Le secrétaire général de l’Otan? Et devant quel parlement devrait-on rendre des comptes en cas d’engagement militaire? La défense reste le dernier grand domaine de souveraineté des Etats-nations européens. Et cela ne changera pas de sitôt.

«La Suisse, par exemple, ne délèguerait jamais à un autre pays la décision de vie ou de mort concernant ses citoyens»

Traduit de l'allemand par Anne Castella

Vladimir Poutine dans tous ses états
1 / 10
Vladimir Poutine dans tous ses états
Poutine en mode chasseur, 2010.
source: ap ria novosti russian governmen / dmitry astakhov
partager sur Facebookpartager sur X
Moscou envoie des animaux au front
Video: watson
Ceci pourrait également vous intéresser:
0 Commentaires
Votre commentaire
YouTube Link
0 / 600
L'UE exhorte «toutes les parties à faire un pas en arrière» après les frappes américaines
Face à l'escalade des tensions au Moyen-Orient, l'Union européenne appelle au calme. Après les frappes américaines sur des sites nucléaires iraniens et l'intensification du conflit entre Israël et l'Iran, la cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas, exhorte les acteurs impliqués à renouer avec la voie diplomatique.

La cheffe de la diplomatie de l'Union européenne, Kaja Kallas, a appelé dimanche à une désescalade et à un retour aux négociations après les frappes américaines sur des sites nucléaires iraniens.

L’article