Le 1ᵉʳ février, des images censées montrer un combat ayant entraîné des pertes pour l'armée russe dans l'est de l'Ukraine sont apparues sur les médias sociaux. Les blogueurs militaires russes s'en sont indignés. Ils ne croyaient pas ce qu'ils voyaient: les commandants russes avaient envoyé leurs troupes le 30 janvier dans une bataille ouverte en rase campagne près du village de Novomichailijka. Et ce apparemment sans le soutien des drones et de ressources électroniques adéquates.
La vidéo, dont l'authenticité n'a pas pu être confirmée par des médias indépendants, montre comment les véhicules de combat lourds roulent l'un après l'autre sur des mines, sont touchés par des drones kamikazes ou explosés par l'artillerie ukrainienne. La colonne russe est anéantie, repoussée par la 72e brigade mécanisée des forces armées ukrainiennes. Et ceci sans grand effort.
Russians channels shocked by annihilation of a russian advancing column in Novomikhaylivka on 30 January. Huge channels are sharing footage where in just 3 hours, 3 tanks, 7 MT-LBs and 1 BMP were destroyed.
— WarTranslated (Dmitri) (@wartranslated) January 31, 2024
As if it’s anything new from the second army in the world. pic.twitter.com/zSYYmTCvKu
Bilan: parmi les engins détruits, au moins trois chars de combat T-72, sept véhicules blindés de combat, un véhicule blindé d'infanterie en feu et de nombreux soldats morts en seulement trois heures. Une compagnie entière a ainsi été sacrifiée, a rapporté le groupe de réflexion américain Institute For The Study Of War (ISW). Des batailles aussi dévastatrices pour les Russes avaient déjà eu lieu, notamment fin octobre 2023 à Avdiivka.
This is what Novomykhailivka looks like now.
— GWAR69 🇩🇰🇺🇦 (@GwarWorin) December 24, 2023
The same Church.
The cross is miraculously still standing. pic.twitter.com/LpxKg3gHNl
Ce n'est pas seulement depuis le revers de Novomichailijka que les blogueurs militaires russes critiquent la naïveté manifeste des commandants et notamment le commandement militaire suprême pour ses «attaques négligentes et mal préparées», comme on peut le lire sur différents canaux Telgram. Au lieu d'attaquer avec du matériel lourd et sans soutien aérien, les commandants devraient se concentrer, dans un premier temps, sur des attaques d'infanterie à petite échelle, accompagnées de drones, afin de surmonter l'impasse de la guerre de position, selon le conseil des spécialistes russes.
Vladimir Poutine a-t-il consulté ces discussions? Il est en tout cas probable qu'il en ait été informé, comme l'ISW l'explique dans une analyse. Le chef du Kremlin aurait même laissé faire les blogueurs militaires comme une sorte d'opposition de politique intérieure.
L'appareil du pouvoir russe est complexe, il ressemble à une pyramide, avec le président au sommet. Poutine est un autocrate, car il a largement aboli les structures démocratiques, mis les médias au pas et muselé ou enfermé les opposants. Son pouvoir est néanmoins influencé par un réseau complexe de différents groupes. L'un d'entre eux est le commandement militaire du pays. Et s'y opposer reste compliqué.
Jusqu'à l'an dernier, Evgueni Prigojine, un ancien proche de Poutine et chef de Wagner avait assumé, pendant un certain temps, avec la complicité du Kremlin, le rôle de critique en chef du commandement militaire. Un jour, on a estimé qu'il était devenu trop puissant et trop imprévisible pour Poutine. Puis, il est mort dans des circonstances mystérieuses.
Depuis le décès de Prigojine, cette tâche visant la critique persistante du ministère de la Défense, est en grande partie entre les mains des blogueurs militaires. Bien que le Parlement russe ait promulgué l'année dernière une loi punissant la diffusion de soi-disant fausses informations d'une peine pouvant aller jusqu'à 15 ans de prison, les blogueurs ont pu jusqu'à présent poursuivre leur activité sans être inquiétés. Leurs canaux sont toujours accessibles et il n'y a pas encore de censure globale sur le réseau dans ce domaine.
Russians channels shocked by annihilation of a russian advancing column in Novomikhaylivka on 30 January. Huge channels are sharing footage where in just 3 hours, 3 tanks, 7 MT-LBs and 1 BMP were destroyed.
— WarTranslated (Dmitri) (@wartranslated) January 31, 2024
As if it’s anything new from the second army in the world. pic.twitter.com/zSYYmTCvKu
Cela pourrait être dû au fait que ses propres hommes ne disent souvent pas la vérité à Poutine et que seul Telegram permet de savoir ce que font réellement les militaires russes en Ukraine.
Dans l'un de ses posts, le blogueur Sergueï Koliasnikov a vivement critiqué la bureaucratie russe, et notamment le ministère de la Défense, d'avoir laissé le maître du Kremlin dans l'ignorance du déroulement de la guerre. Son message aurait fait référence à la propagande d'Etat russe qui tentait de dissimuler l'échec de l'armée russe à Novomichailijka.
Le blogueur militaire a également souligné, dans ce contexte, qu'il existe en Russie une culture dans laquelle les autorités locales collaborent étroitement avec les médias régionaux afin de dissimuler autant que possible les informations négatives au Kremlin. Dans le doute, le régime de Moscou, et en premier lieu Vladimir Poutine, ne doit pas être au courant de ce qui se passe réellement sur le front.
Le blogueur militaire reproche également au commandement militaire russe de tout faire pour faire taire les voix critiques. Il serait ainsi presque impossible pour des experts comme lui, mais aussi pour des représentants du gouvernement, de se faire une idée de ce qui se passe sur le front. Dans ses efforts de dissimulation, le ministère de la Défense aurait même déjà ordonné le transfert forcé de généraux en Syrie, uniquement parce qu'ils avaient un lien direct avec le Kremlin et qu'ils communiquaient avec Poutine de manière trop transparente.
Face à ce déficit systémique, Sergueï Koliasnikov craint qu'une partie de la bureaucratie de l'empire de Poutine ne tente de bloquer les canaux Telegram des blogueurs critiques envers l'armée ou de les emprisonner. Et ce, précisément dans la perspective des prochaines élections en Russie le mois prochain.
Mais apparemment, Poutine ne croit pas encore à la nécessité d'une censure globale qui enchaînerait également les blogueurs militaires, écrivent les experts de l'ISW. A moins que ses proches ne parviennent à le convaincre que les blogueurs représentent un sérieux danger pour son régime. Mais jusqu'à présent, l'autocrate se permet cette opposition politique interne et accepte les critiques sur le commandement militaire de son pays.
Il n'est pas certain que cela change quoi que ce soit à l'approche militaire de l'armée russe en Ukraine. L'armée russe n'est pas vraiment connue pour être ouverte aux conseils extérieurs. Il est donc probable que le revers essuyé à Novomichailijka ne soit pas le dernier dans cette guerre d'agression illégale et que les troupes russes en Ukraine continueront à mener une stratégie d'usure et à compter sur la supériorité de leurs propres ressources. Quel qu'en soit le prix.