L'assassinat d'Alexeï Navalny dans une prison russe marque un avant et un après dans la vie des opposants au régime de Moscou. Dans un entretien accordé à CH Media (le groupe auquel appartient watson), Mikhaïl Svetov, un anti-Poutine installé au Brésil, explique quelles sont les chances de la veuve de Navalny de devenir la nouvelle leader de l'opposition, pourquoi Vladimir Poutine ne craint plus les sanctions occidentales et quelle tactique il utilise pour éliminer ses adversaires.
Le 19 février, Ioulia Navalnaïa a annoncé qu'elle poursuivrait le travail de son mari assassiné. Réussira-t-elle à devenir la nouvelle chef de file de l'opposition russe?
Mikhaïl Svetov: Nous ne savons pas encore exactement ce que vaut Ioulia Navalnaïa en tant que femme politique.
Pendant tout ce temps, elle est restée en retrait et s'est montré une épouse fidèle. Mais dans l'ensemble, elle est la seule papable pour reprendre le flambeau de Navalny, et j'espère qu'elle réussira. La marge de manœuvre en Russie ne cesse de se réduire, elle a drastiquement diminué depuis 2017 ou 2018. Ma plus grande crainte, c'est que le manque d'expérience de Ioulia ne l'amène à commettre une série d'erreurs politiques qui lui feraient rapidement perdre la confiance héritée de son mari.
Elle a désormais l'image d'une femme faite veuve par la tyrannie de Poutine et qui n'a plus rien à perdre. Dans quelle mesure une telle image peut influencer la conscience des gens?
A mon avis, il ne faut pas trop utiliser cette image, car le Kremlin aura vite fait de la victimiser: il dira que Ioulia n'est motivée que par la haine. Oui, cela fait partie de sa tragédie personnelle, c'est la raison pour laquelle elle est entrée en politique et ce qui l'anime à l'intérieur – et c'est très bien ainsi. Mais elle doit garder ce qu'Alexeï Navalny a toujours eu en ligne de mire: l'amour de la Russie et le sens de la justice. Reste à voir comment Ioulia s'accommodera de son nouveau rôle.
Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il décidé d'assassiner Navalny maintenant?
Vladimir Poutine réfléchit en termes de coûts et de risques. L'assassinat aujourd'hui ne représentait aucun risque. En 2021, lorsque Navalny est rentré en Russie, il n'y avait pas encore de guerre en Ukraine et les actifs russes à l'étranger n'avaient pas encore été confisqués.
En 2022, la guerre ne s'est pas déroulée comme Vladimir Poutine l'avait espéré, entraînant une situation instable qui a débouché sur la rébellion d'Evgueni Prigojine en 2023. Navalny était en prison dans un contexte de tensions internes, et son assassinat à ce moment-là aurait pu déclencher de nouveaux troubles dans un système que Poutine ne contrôlait plus entièrement à ce moment-là.
Au début de cette année, Poutine a tué Navalny en pleine prise d'Avdiïvka en Ukraine et à une époque où de nombreuses sanctions occidentales potentielles étaient déjà en place.
Les nouvelles sanctions de l'UE n'auront pas non plus beaucoup d'effet. L'Occident reste mou et achève de convaincre Poutine de sa totale impunité.
Quelle technique le président russe utilise-t-il lorsqu'il porte de tels coups à ses adversaires?
Il vaut la peine de se pencher sur la situation de l'ancien chef du groupe Wagner, Evgueni Prigojine. En passant un accord avec Poutine après sa mutinerie, il a en fait signé son propre arrêt de mort. Et Poutine a tué Prigojine au moment même où ses hommes ne pouvaient plus rien contre lui. Quand le président se sent menacé, il négocie, sourit et vous donne une tape sur l'épaule.
Poutine autorisera-t-il l'enterrement d'Alexeï Navalny?
Il y a peu de chances que le corps de Navalny soit remis à ses proches pour des funérailles. Cela donnerait l'occasion aux opposants de se rassembler autour d'un geste symbolique et discréditerait le régime de Poutine. Il n'y a donc pas la moindre raison pour le Kremlin de rendre la dépouille à l'entourage.
Quelles erreurs l'Occident a-t-il commises en imposant des sanctions à la Russie?
L'erreur a été de mélanger les crimes de guerre de Vladimir Poutine avec la société russe dans son ensemble. Les sanctions ont durement touché les émigrés politiques; un grand nombre de ressortissants ne peuvent pas ouvrir de comptes bancaires ou obtenir de permis de séjour en Europe, alors que les amis oligarques de Poutine se portent bien.
Comment?
Elles l'ont aidé à garder de l'argent dans le pays. Les gens ne peuvent plus transférer leur argent hors des frontières. Lorsque les entreprises étrangères ont quitté la Russie, c'était un cadeau pour Poutine. L'Occident vivait simplement dans l'illusion qu'il coupait la Russie du secteur financier. L'année 2014 aurait dû le prouver: souvenez-vous que Poutine avait alors décrété un embargo alimentaire, une restriction des importations de produits de l'extérieur en Russie.
Le marché laissé par McDonald's est désormais aux mains d'un ami de Vladimir Poutine. Et on peut obtenir du vin italien ou de nouveaux iPhones grâce à des importations parallèles via d'autres pays.
Des élections auront lieu en mars, au cours desquelles Poutine devrait être réélu. A quoi ressemble son électorat?
Beaucoup d'électeurs travaillent dans la fonction publique: médecins, enseignants – cela représente des dizaines de millions de personnes. Elles dépendent complètement du régime actuel. Ce sont des gens qui ont du mal à se séparer de Poutine, non pas parce qu'ils l'aiment, mais parce qu'ils risquent de se retrouver au chômage sans lui. Ils ne peuvent pas quitter le territoire et n'ont pas l'intention de le faire: ils ont le sentiment que personne n'a besoin d'eux à l'étranger, car ils y seraient tenus pour responsables des crimes russes. Cela les ramène automatiquement dans l'orbite de Vladimir Poutine, et ils lient donc leur avenir à sa victoire dans la guerre en Ukraine et à son maintien au pouvoir.
Comment expliquer le nombre si faible d'adversaires qui se présentent aux élections?
Parce que Poutine n'a pas besoin de déstabiliser la situation. Il n'y a pas d'élections en Russie: il y a un processus qui s'appelle les élections. Il n'y a pas de compétition politique en Russie, il n'y a donc aucune raison de traiter ce pays comme un Etat démocratique. Le mécontentement à l'égard de la politique de Vladimir Poutine en Russie est toutefois très important. Il n'y pas d'issue à ce mécontentement. Mais Poutine fait des erreurs.
Quelles erreurs?
En 2011, la Russie a connu un moment prérévolutionnaire, avec des manifestations de masse, mais la société n'a pas su en tirer profit. Quand Alexeï Navalny s'est présenté à la mairie de Moscou en 2013, il a pu en tirer un grand capital politique. Ou encore la rébellion de Prigojine. Mais Poutine sait comment s'adapter rapidement à une nouvelle réalité politique. Après avoir commis une erreur, il rassemble ses forces et commence à jouer un nouveau jeu. C'est pourquoi la Russie a besoin d'un leader de l'opposition qui dispose d'une grande expérience politique et d'une grande autorité et qui, au bon moment, dit à la société comment elle doit se comporter.
(Adaptation française: Valentine Zenker)