Il y a une période pas si lointaine, en Europe comme aux Etats-Unis, opter pour du lait de vache dans votre café préféré chez Starbucks pouvait vous faire taxer de fou. D'anormal. D'obscur homme des cavernes débarqué d'un autre âge. Il faut dire qu'en ce début de XXIe siècle, les alternatives au «lait normal» ont fleuri comme des pâquerettes sur un champ d'herbe tendre. Amande, avoine, riz ou encore soja: les laits végétaux se sont imposés pour écraser l'antique version animale.
Et puis, quelque chose s'est produit. En 2024, selon les données de Circana, une société d’études de marché américaine, la consommation de lait végétal a brusquement sombré de 5,9% - quand celle de lait de vache a augmenté de 3,2%. La deuxième hausse, seulement, depuis les années 1970, dans un pays qui entretient depuis longtemps une relation tumultueuse et inégale avec le lait.
Parmi tous ces litres écoulés, une sorte de lait a toutefois connu un boom encore plus massif: les ventes de lait cru, qui ont grimpé de 17,6%.
A l'avant-garde de ce mouvement, un certain Robert Francis Kennedy Jr. Candidat malheureux à la Maison-Blanche, fervent militant anti-vaccin, choix de Donald Trump pour briguer le poste de ministre à la Santé et aux Services sociaux (auquel il a été confirmé par le Sénat ce jeudi) mais, surtout, grand amateur de lait cru.
Par lait «cru», entendez un lait (de vache, brebis, chèvre ou autre animal) qui n'a pas été pasteurisé. Pour rappel, cette méthode de transformation des aliments consiste à tuer les bactéries pathogènes en chauffant le lait à haute température pendant une durée déterminée, puis en le refroidissant rapidement. Le lait que vous trouvez à la Coop et à la Migros passe obligatoirement par ce processus, conformément aux directives de l'Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires.
C'est cette version non pasteurisée, qui est également très réglementée aux USA, qui est dans la bouche de tous les influenceurs depuis quelques années. Parmi ses qualités, selon ses adeptes? Un meilleur goût, une réduction de l’inflammation intestinale, des vitamines, des probiobiotiques et des nutriments que le lait pasteurisé ne contient pas, ou encore une capacité à «guérir» l’intolérance au lactose, ainsi que d'autres allergies et problèmes digestifs.
Conquises, Gwyneth Paltrow (qui ajoute de la crème crue à son café tous les matins) et ses consœurs documentent jour après jour ses bienfaits sur TikTok et Instagram, touchant ainsi un large public.
Selon Mark McAfee, patron de Raw Farm en Californie, l’un des plus grands producteurs de lait cru des Etats-Unis (et pourvoyeur de RFK Jr) dans le New York Times, c'est la pandémie de Covid-19 qui serait à l'origine de ce boom de la demande. Alors que de nombreux Américains se sont sentis abandonnés par la médecine traditionnelle et cherchaient des moyens de prendre soin de leur système immunitaire, beaucoup se sont tournés vers le lait cru et ses vertus miraculeuses.
Mais le mouvement actuel en faveur du lait cru ne s'arrête pas aux gourous bien-être à la quête du dernier «superaliment»; il séduit aussi des consommateurs désireux d'un retour à la nature et aux aliments non transformés, ou encore des libertariens méfiants vis-à-vis des autorités et des agences gouvernementales. Parmi eux, une poignée d'influenceurs de droite, qui ont d'ailleurs érigé l'Union européenne (où la vente de lait est cru est légale dans tous les pays membres) comme un véritable modèle de sécurité alimentaire.
Précisons d'emblée qu'en Europe, les réglementations varient selon les pays. En Norvège et au Danemark, si peu de distributeurs sont autorisés à vendre du lait cru que cette pratique est quasiment interdite. Quant à la Suisse, si la vente est autorisée sous certaines conditions, la réglementation helvétique sur les denrées alimentaires ne permet ni la publicité ni la vente de lait cru pour la consommation directe. On trouve toutefois quelque 400 distributeurs automatiques de lait cru opérés par des fermes dispersés sur le territoire.
Aux Etats-Unis, le lait cru est encore interdit dans certains Etats - c'est le cas de l'Etat de New York, où la vente est illégale en dehors des exploitations agricoles. Un source ayant requis l'anonymat confie dans le magazine Women's Health qu'elle se procure donc son précieux liquide blanc de contrebande à Brooklyn, transporté dans une camionnette banalisée dans l'un des quartiers les plus huppés du secteur.
Pour comprendre cet engouement très américain pour le lait cru, pas besoin d'aller rencontrer un agriculteur édenté du Midwest. Non. Comme nous le rappelle le New York Times, c'est à une Suissesse que nous devons le récit moderne des éventuels bienfaits du lait directement sorti des pis de la vache: Charlotte Braun-Fahrländer, docteure à l'université de Bâle, qui publia en 1999 une recherche épidémiologique qui fit sensation.
Son postulat? Les enfants d'agriculteurs développeraient moins d'allergies et d'asthme que les autres. Le tout grâce à une combinaison de facteurs, dont un environnement favorisant l'exposition aux microbes et la consommation dès le plus jeune âge... de lait cru. Une thèse qui n'a toutefois jamais permis de déterminer dans quelle mesure le lait cru contribuerait à lui seul à cet effet protecteur.
Malgré cette étude scientifique, l'écrasante majorité des experts de la santé voient d'un très mauvais oeil le retour en grâce du lait cru. En quête de bénéfices, ses consommateurs s’exposent en contrepartie à d'énormes problèmes sanitaires: selon les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), dans une étude publiée dans Emerging Infectious Diseases, les amateurs de lait cru ont 838 fois plus de risques de tomber malade et 45 fois plus de risques d’être hospitalisés qu'en buvant leur homologue pasteurisé.
Car il aurait beau contenir certaines bactéries probiotiques, ce sont surtout des souches dangereuses de salmonelles, d'E. coli, de campylobacter ou encore de listeria que contient la version non-pasteurisé.
Les responsables de la santé publique sont d'autant plus inquiets que la récente propagation du virus H5N1 (une souche de grippe aviaire déjà transmise aux humains) s'est faite récemment par le lait.
Faire confiance aux fermiers où l'on se procure le liquide ne suffit pas. «Acheter du lait cru auprès d’une ferme réputée qui applique de bonnes pratiques d’hygiène peut réduire le risque de contamination, mais ne l’élimine pas», renchérit Darin Detwiler, professeur associé de politique alimentaire à l’université Northeastern, dans le magazine Women's Health. Malgré tout le soin du monde, des agents pathogènes peuvent être introduits pendant la traite, la manipulation ou le stockage.
Les risques sont alors énormes.
D'autant que la plupart des experts de santé interrogés s’accordent à dire que le jeu n'en vaut pas la chandelle: le lait cru ne contient pas plus de bactéries bénéfiques pour votre intestin que le lait pasteurisé, et tous deux possèdent quasiment la même valeur nutritionnelle.
Si le lait perd un peu de vitamine C au cours du processus de pasteurisation, de toute manière, «il n'y a pratiquement pas de vitamine C dans le lait au départ», rappelle Dennis D'Amico, professeur associé de zootechnie à l'Université du Connecticut, au Washington Post.
Et pour ceux qui rêvent d'obtenir les bienfaits potentiels du lait non pasteurisé pour la flore intestinale, il existe d'autres aliments riches en fibres comme la choucroute, le kimchi, le kéfir et le yaourt - tous dépourvus des énormes risques d'infection qui vont de pair avec le lait cru.
En attendant, malgré toutes les supplications et avertissements des médecins, le lait cru continue son opération de séduction. Une nouvelle ère que la confirmation de RFK Jr en tant que nouveau ministre de la Santé, ce jeudi, pourrait entériner.