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Ukraine: la «guerre de l’ombre» ne fait que commencer

Quand le renseignement ukrainien s'inspire du Mossad israélien
Le chef du renseignement du ministère de la Défense ukrainien (GUR) Kyrylo Budanov (à gauche) et le chef du SBU Vassyl Maliouk (à droite) sont les figures de proue de la résistance ukrainienne contre la Russie.Image: DANYLO ANTONIUK / AFP / KEYSTONE / IMAGO

La guerre de l’ombre pour «punir les Russes» ne fait que commencer

Les services de renseignement ukrainiens ont récemment infligé de lourds revers militaires à la Russie. Leur rôle dans le conflit ne cesse de gagner en importance. Jusqu'où peuvent-ils aller?
15.06.2025, 07:0315.06.2025, 07:03
Simon Cleven / t-online
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Le lendemain de l'opération réussie à l'encontre de l'aviation russe, Vassyl Maliouk, le chef du Service de sécurité d'Ukraine (SBU), affichait sa satisfaction:

«Ce n'était pas seulement un coup dévastateur porté à l'aviation ennemie, mais aussi une gifle à la puissance et au caractère terroriste de la Fédération de Russie»

Les succès ukrainiens exaspèrent la Russie

La veille, le SBU avait mené une opération secrète sans précédent baptisée «toile d'araignée», au cours de laquelle quatre bases aériennes militaires en Russie ont été visées par des drones. Plusieurs avions stratégiques auraient été détruits ou endommagés.

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La gifle visait directement le Kremlin, comme en témoigne la réaction de Vladimir Poutine. Le maître du Kremlin a promis que l'Ukraine «regretterait» cette attaque. Ces velléités de vengeance ont probablement été renforcées par une autre opération du SBU quelques jours plus tard: les services secrets ukrainiens ont provoqué une explosion sur le pont de Crimée, symbole de prestige pour la Russie.

Le chef du SBU Vassyl Maljuk (à gauche) et le chef du GUR Kyrylo Budanow participent à une séance du Parlement ukrainien.
Le chef du SBU Vassyl Maliouk (à gauche) et le chef du renseignement du ministère de la Défense ukrainien (GUR) Kyrylo Budanov.Image: Imago

Le Mossad comme source d'inspiration

Alors que la situation sur le champ de bataille devient de plus en plus difficile pour l'armée ukrainienne, ce sont désormais surtout les services de renseignement du pays qui font parler d'eux par des opérations parfois spectaculaires. Ils s'en prennent régulièrement à des cibles militaires de grande valeur, mais aussi à des personnalités du Kremlin et de l'armée russe.

Plus la situation se complique sur le front, plus le rôle des services secrets ukrainiens pourrait devenir central. Ces derniers mènent d'ores et déjà une «guerre de l'ombre» contre la Russie, en s'inspirant ouvertement d'un modèle: le célèbre Mossad israélien.

L'Ukraine a dévoilé l'attaque dans une vidéo récemment publiée.

Le travail ne fait «que commencer»

Le chef du SBU, Vassyl Maliouk, a précisé l'an dernier dans un entretien avec le Financial Times quelle mission il jugeait prioritaire pour son service: la lutte contre les services de renseignement ennemis. Il avait alors également affirmé la détermination de ses troupes:

«La position du Service de sécurité est claire et sans équivoque: chaque crime doit être puni»

Le SBU est à l'origine un service de renseignement intérieur, mais, depuis le début de l'invasion russe à grande échelle, il mène de plus en plus d'opérations sur le territoire russe.

Volodymyr Zelensky s'entretient avec Vasyl Malyuk: le chef du SBU a informé le président ukrainien de l'opération «toile d'araignée».
Volodymyr Zelensky en entretien avec Vassyl Maliouk.Image: Imago

Les Ukrainiens ne considèrent visiblement pas que la mission de leurs services de renseignement serait achevée si la guerre devait, par exemple, se terminer par des négociations. Fin avril, le président de la commission de la défense au Parlement ukrainien, Roman Kostenko, déclarait dans un entretien à Ukrainska Pravda que le véritable travail des services secrets ne ferait alors «que commencer»:

«L'élimination des criminels qui ont tiré sur des civils, lancé des missiles, mené des analyses, pris des décisions et donné des ordres deviendra la tâche principale de nos services de renseignement. Ces personnes seront punies, où qu'elles se trouvent»
Roman Kostenko

Une traque de longue durée contre les criminels

Kostenko, qui a servi dans l'armée avant d'entrer en politique, puis au sein d'une unité spéciale des services de renseignement ukrainiens (SBU), évoque sans détours le modèle suivi par les espions de son pays:

«Je pense que le travail de nos services, durant les 10, 20 ou 30 prochaines années, ou aussi longtemps que nécessaire, sera comparable à celui des Juifs qui, après la Seconde Guerre mondiale, ont traqué les nazis ayant commis des crimes dans les camps de concentration.»
Roman Kostenko: le président de la commission de la défense voit un modèle pour les Ukrainiens dans le Mossad israélien.
Roman Kostenko: le président de la commission de la défense considère comme modèle le Mossad israélien pour les Ukrainiens.Image: Imago

Le Mossad est considéré comme l'un des services de renseignement les plus redoutés au monde. Les espions israéliens ont notamment retrouvé le criminel nazi Adolf Eichmann en Argentine, un homme clé dans l'organisation de la Shoah.

Le Mossad s'en est également pris à des ingénieurs allemands impliqués dans des programmes d'armement. A partir des années 1970, ses opérations se sont toutefois de plus en plus concentrées sur des acteurs hostiles au Moyen-Orient, tels que l'Iran ou des groupes terroristes islamistes.

Deux services de renseignement, un objectif

Mais aujourd'hui, le renseignement ukrainien se concentre sur le présent et donc sur le déroulement du conflit. Des attaques ciblées contre des militaires russes ou des personnes proches du Kremlin se multiplient. Si les Ukrainiens en revendiquent rarement la responsabilité, il est largement admis que le SBU, mais aussi le renseignement militaire GUR, sont derrière de nombreux attentats. Entre ces deux services, une véritable course à celui qui mènera le plus d'actions spectaculaires semble s'être engagée.

En juillet dernier, une unité spéciale du GUR a mené, en coopération avec des rebelles touaregs, une attaque contre des mercenaires russes du groupe Wagner au Mali. A cette occasion, environ 80 membres de cette armée privée russe auraient été tués.

Fin mai, seulement deux jours avant l'attaque par drones du SBU sur des bases aériennes russes, le GUR a lancé une opération contre des unités militaires russes à Vladivostok, impliquées notamment dans la bataille de Marioupol. Des soldats et du matériel militaire auraient été touchés. Cette ville se trouve à plus de 7000 kilomètres à vol d'oiseau de Kiev.

Le SBU, quant à lui, a revendiqué plusieurs attentats à l'intérieur de la Russie, non pas officiellement, mais via des employés anonymes. En décembre, le général Igor Kirillov est ainsi mort au cœur de Moscou dans la détonation d'un engin explosif fixé à une trottinette électrique. Fin avril, un autre général, Iaroslav Moskalik, a été tué par une bombe placée sous une voiture.

Enquête sur les lieux du crime à Moscou: les enquêteurs ont parlé d'une attaque terroriste après le meurtre du général russe Igor Kirillov.
Enquête sur les lieux du crime à Moscou: les enquêteurs ont parlé d'une «attaque terroriste» après le meurtre du général russe Igor Kirillov.Image: AP/dpa/dpa-images

Une manière de se remonter le moral

Ces attaques ont également un impact sur la population ukrainienne. Entrée dans sa quatrième année de guerre, celle-ci montre des signes croissants de lassitude face à une situation de plus en plus complexe sur le front, à la mobilisation continue des hommes en âge de combattre et aux frappes russes contre les civils.

Dans ce contexte, des opérations réussies en territoire russe peuvent redonner un élan moral décisif. Les services de renseignement s'imposent ainsi de plus en plus comme la pointe de la résistance ukrainienne.

L'avis d'un expert sur le succès ukrainien

Mais comment l'Ukraine parvient-elle à porter des coups aussi sévères et répétés à la Russie?

Le politologue ukrainien Volodymyr Fesenko identifie plusieurs facteurs expliquant le succès des opérations menées par les services ukrainiens: «Avant tout, les Ukrainiens sont des personnes créatives», affirme-t-il.

«Il faut également tenir compte du fait que les Ukrainiens connaissent très bien la Russie»
Volodymyr Fesenko

Pendant plusieurs siècles, les deux pays ont appartenu au même Etat et partagent encore aujourd'hui de nombreuses similitudes culturelles et traditionnelles. Par ailleurs, des millions de personnes d'origine ukrainienne vivent en Russie.

A propos de la personne
Volodymyr Fesenko est directeur du Centre de recherches politiques Penta. Ce «think tank» (ou centre de recherche et de réflexion qui produit des études, des analyses et des recommandations politiques), fondé en 2001 et basé à Kiev, se consacre principalement à la politique intérieure ukrainienne ainsi qu'à l'évolution sociale et économique du pays.

Fesenko poursuit ses explications:

«Il semble qu'après 2014, les services secrets ukrainiens soient parvenus à mettre en place un vaste réseau d'agents en Russie, notamment en recrutant des personnes originaires du Donbass rebelle et de la Crimée.»

Il en va de même pour la Russie, étroitement liée à l'Ukraine, qui a d'ailleurs, par le passé, infiltré de manière avérée les services de renseignement ukrainiens.

Sur le plan technique, le SBU comme le GUR ont massivement recours aux drones pour mener leurs opérations. L'Ukraine est devenue l'un des acteurs les plus innovants dans le développement de nouveaux modèles, notamment à longue portée. Ces appareils ont permis de viser, ces derniers mois, aussi bien des cibles militaires que des infrastructures pétrolières et gazières en Russie. Les services ukrainiens ont également joué un rôle clé dans le repli de la flotte russe de la mer Noire grâce à l'utilisation stratégique de drones marins.

La popularité des services secrets augmente

Les opérations spectaculaires ont permis aux services de renseignement de regagner en crédibilité auprès de la population. Le SBU, en particulier, jouissait jusqu'alors d'une image plutôt négative. L'agence de sécurité ukrainienne est en effet l'héritière directe du KGB soviétique. Après l'effondrement de l'Union soviétique, le SBU s'était parfois illustré par sa répression à l'encontre de partisans de la démocratisation du pays.

Le service a longtemps été considéré comme infiltré par des agents russes, ce qui a conduit, après le début de l'invasion russe à grande échelle, à une «épuration» destinée à exclure d'éventuels traîtres au sein même de ses rangs.

Au vu de missions complexes et réussies, telles que l'opération «toile d'araignée» le week-end dernier, cet objectif semble avoir été atteint. Depuis 2014, les services ukrainiens bénéficient également d'un partenariat avec la CIA américaine, un soutien qui a sans doute contribué au renforcement et à la modernisation du SBU et du GUR.

Le chef du BUR Kyrylo Budanov.
Le chef du BUR Kyrylo Budanov.Image: Imago

Selon un sondage réalisé fin été 2021 par le Centre Razoumkov de Kiev, spécialisé dans la recherche économique et politique, environ la moitié des personnes interrogées déclaraient ne pas faire confiance au SBU, tandis que seuls 37% lui accordaient leur confiance. En septembre dernier, environ 64% des Ukrainiens ont exprimé leur confiance envers ce service, bien qu'un quart d'entre eux reste encore méfiant.

Des ambitions politiques chez les espions?

Au cours des deux premières années de guerre, c'est surtout au chef du GUR, Kyrylo Budanov, à qui la popularité croissante des services secrets a bénéficié. Récemment, le directeur du SBU, Vassyl Maliouk, a également gagné en notoriété. Aux yeux de la population, Maliouk est devenu, aux côtés de Budanov et de l'ancien chef de l’armée Valeri Zaloujny un «héros de guerre national».

Malgré leur grande popularité, Fesenko ne constate actuellement pas d'influence politique majeure des services de renseignement, car ceux-ci sont entièrement concentrés sur leur mission principale. Cependant, cette situation pourrait évoluer après la guerre.

«On s'attend à ce que certains membres des services de renseignement entrent en politique, notamment en se présentant aux élections parlementaires ukrainiennes, et peut-être même à la présidence de l'Ukraine»
Volodymyr Fesenko, politologue

Les attentes sont particulièrement élevées à l'égard de Kyrylo Budanov, chef du renseignement militaire. Après Valeri Zaloujny, devenu ambassadeur au Royaume-Uni, il est considéré comme le deuxième militaire le plus populaire du pays. «D'après certaines sources, des membres de l'entourage de Budanov prépareraient déjà la création de son comité de campagne», précise Fesenko. Toutefois, les élections ne pourront se tenir qu'une fois le conflit achevé.

Traduit et adapté par Noëline Flippe

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Un bâtiment en flammes après un bombardement russe, Kiev.
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Les drones ukrainiens attaquent depuis des camions civiles
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