C'était le deuxième coup dur porté à la machine de guerre russe en quelques jours: peu après l'attaque ukrainienne dévastatrice de dimanche contre plusieurs bases aériennes russes, une explosion a frappé le pilier sud-est du pont de Kertch, tôt mardi matin.
Le pont relie la Russie continentale à la péninsule ukrainienne occupée de Crimée. Même si la Russie a rétabli la circulation sur le pont quelques heures seulement après l'explosion, les experts affirment que l'ouvrage construit illégalement n'en est pas resté intact.
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L'ingénieur civil Dmytro Makohon explique pour sa part à l'agence de presse ukrainienne ukrinform:
Selon les informations du service de renseignement d'Ukraine (SBU), l'attaque sous-marine a déclenché une explosion d'une puissance équivalente à 1100 kilos de TNT. Le SBU a certes laissé de nombreux détails en suspens, mais l'expert peut tout de même tirer quelques conclusions à partir des informations disponibles.
A titre de comparaison, le spécialiste rappelle l'attaque du pont de Crimée en octobre 2022, lorsque les services secrets ukrainiens avaient détonné 21 tonnes d'explosifs embarqués dans un camion. Après l'attaque, les réparations avaient duré des mois.
En revanche, les effets de la dernière attaque pourraient ne se révéler que sur le long terme. C'est ce que suggèrent les images de l'explosion, selon l'ingénieur Makohon. On peut y voir que des parties de la chaussée et du parapet ont également été endommagées, bien au-dessus de la surface de l'eau:
Il est possible que la structure sous-marine du pont ait été endommagée de telle sorte que l'eau salée puisse désormais s'infiltrer dans l'armature en béton armé. Les poutres du pont reposent sur des dizaines de tubes ancrés dans le fond marin. Il est aussi possible que la structure porteuse soit désormais submergée par l'eau et que sa capacité de charge soit ainsi compromise.
Toutefois, les Russes auraient la possibilité de réparer les dégâts. L'attaque montre aussi à quel point il est difficile de provoquer l'effondrement du pont. Dmytro Makohon donne son point de vue à cet égard:
Makohon poursuit ses explications:
Si l'on voulait faire sauter les piliers du pont, larges de plusieurs mètres, de manière contrôlée, il faudrait des calculs précis et des charges explosives disposées minutieusement, ce qui est impensable, compte tenu de la surveillance assidue de l'ouvrage.
L'expert militaire ukrainien Oleksii Hetman ne veut toutefois pas considérer l'attaque comme un échec. Il estime qu'elle peut être vue comme un test pour déterminer l'efficacité de la protection de l'ouvrage sous l'eau. «L'important est qu'ils aient pu s'approcher du pont», a déclaré Hetman à ukrinform.
L'attaque a probablement été menée par des drones sous-marins, estime Hetman en se référant à une suggestion des services secrets SBU.
Le SBU n'a pas précisé comment l'attaque contre le pilier du pont a été menée, mais, selon les experts, deux drones sous-marins développés par les Ukrainiens auraient été utilisés. Le premier serait le modèle Toloka, qui peut transporter entre 500 et 5000 kilos d'explosifs vers sa cible et qui a une portée de 1200 à 2000 kilomètres. Il avait été présenté au public pour la première fois en avril 2023. Depuis, différents modèles de cette arme en forme de torpille ont été développés, comme l'a récemment rapporté le portail spécialisé militarnyi.com.
Le second serait le drone Marichka. Développé par des ingénieurs ukrainiens bénévoles grâce à des dons, il a été présenté pour la première fois en août 2023. Il aurait une portée de 1000 kilomètres et serait capable de transporter une tonne d'explosifs.
Selon les informations ukrainiennes, un drone Marichka aurait pu être fixé sous un navire en route vers un port de la mer d’Azov, contrôlée par la Russie, avant de se détacher de son «navire-mère» à proximité du pont.
Le pont de Kertch, nommé d'après le détroit entre la Russie et la Crimée, a été inauguré pour sa part en mai 2018. Sa construction est contraire au droit international, car la Russie l'a érigé contre la volonté de l’Ukraine après l'annexion de la Crimée en 2014. Poutine a personnellement inauguré le pont de 19 kilomètres, réaffirmant ainsi la revendication du Kremlin sur la péninsule de Crimée.
Après l'invasion totale de la Russie en février 2022, le pont avait une grande importance militaire pour le Kremlin, représentant la seule liaison ferroviaire du territoire russe vers le sud occupé de l'Ukraine. Par le pont de Crimée, la Russie n'amenait pas seulement des soldats sur le front, mais aussi de grandes quantités de carburant, d'armes et de munitions. Or, après la grave attaque d'octobre 2022, il a perdu de son importance militaire.
En août 2024, la Russie a donc mis en service une nouvelle ligne de chemin de fer qui part de Rostov, dans le sud-ouest de la Russie, et qui traverse la ville dévastée de Marioupol jusqu'au nord de la Crimée. Cette ligne de chemin de fer est désormais la principale ligne d'approvisionnement pour les occupants russes dans le sud de l'Ukraine.
Mais le pont de Kertch n'est pas totalement insignifiant pour les troupes de Poutine, et l'expert militaire Pavlo Narochny avait expliqué à ukrinform:
C’est l’une des leçons tirées par Moscou de l’attaque d’octobre 2022, lors de laquelle plusieurs wagons-citernes d’un train avaient pris feu, aggravant les dégâts causés par l’explosion. A cela s'ajoute le fait que la ligne ferroviaire se trouve à portée de l'artillerie ukrainienne dans le sud de l'Ukraine occupée. La destruction complète du pont ne constituerait donc pas seulement un symbole de la vulnérabilité de la Russie, mais affaiblirait également davantage la logistique des occupants.
Traduit de l'allemand par Anne Castella