La porte de l'appartement de Stanislav Dombrovsky, ou Stas, est fermée de l'intérieur. Pourtant, pendant notre conversation, il garde constamment un œil dessus. Ainsi qu'un couteau à portée de main, au cas où un agresseur apparaîtrait.
Cet Ukrainien de 45 ans a quitté son pays il y a deux ans et demi, peu après le début de la guerre, et s'est rendu en Suisse en passant par l'Allemagne, où il a obtenu le statut de protection S. Pourtant, il ne se sent pas protégé. Il craint pour la vie de sa famille, comme il nous le dit entre deux bouffées de cigarette.
Stanislav Dombrovsky est un activiste politique, blogueur et artiste. Il parle d'un ton mesuré, avec un regard calme et le timbre de voix d'un présentateur météo. Le contraste avec les histoires sombres qu'il raconte est tel qu'on pense avoir mal entendu.
En l'espace de dix mois, il a survécu à trois attentats contre lui et sa famille dans le canton de Saint-Gall. Des inconnus ont mis le feu à sa maison, l'ont délibérément percuté en voiture alors qu'il était à vélo et l'ont menacé, lui et sa femme, avec un récipient qui, selon Stanislav, contenait de l'acide. Le ministère public enquête sur les trois cas et confirme que la sécurité de la famille est compromise.
Stanislav Dombrovsky est convaincu de connaître les commanditaires des attentats. En effet, il se définit comme journaliste. Avant le premier acte, il avait publié sur Youtube et Telegram plusieurs révélations sur le cartel de drogue russo-ukrainien Khimprom et ses liens jusque dans les plus hauts cercles du gouvernement ukrainien.
Pour l'Ukrainien en exil, cela ne fait pas de doute: depuis ces publications, le cartel veut le liquider. «Je ne dors pratiquement plus, mais je ne me laisse pas abattre.» Au lieu de disparaître, il cherche désormais à se faire connaître – bien que les autorités suisses le lui déconseillent:
Stanislav s'est non seulement retrouvé au cœur d'un conflit lié à la drogue, mais aussi entre les deux fronts de la guerre de propagande que se livrent la Russie et l'Ukraine.
Selon ses propres dires, il aurait autrefois été engagé par les services secrets ukrainiens pour infiltrer le cartel de Khimprom et collecter des informations sur son chef, Egor Bourkine. Il l'aurait fait pendant des mois et aurait rendu compte directement au chef du contre-espionnage, Alexander Poklad. Mais les autorités ukrainiennes l'auraient ensuite laissé tomber.
Les blogueurs pro-russes et les médias russes lui reprochent en revanche d'avoir lui-même fait partie du cartel. Les autorités ukrainiennes auraient donc collaboré avec un criminel. Il n'existe pas d'informations sûres à ce sujet.
En revanche, les attaques en Suisse sont bien documentées. Les autorités de sécurité saint-galloises considèrent qu'elles ont bien eu lieu. Elles ne savent toutefois pas qui en est à l'origine. Toutes les enquêtes sont menées contre x. Un coup d'oeil aux procès-verbaux révèle quelles sont les pistes suivies par les enquêteurs.
Le 2 novembre 2023, Stanislav Dombrovsky et sa famille dorment dans leur maison à Oberhelfenschwil (SG) lorsqu'un incendie se déclare au milieu de la nuit. Ils parviennent à se mettre à l'abri à temps et composent le numéro d'urgence à 2h29. Plus de 80 pompiers et plusieurs patrouilles de police sont mobilisés. Ce n'est qu'à quatre heures du matin que les pompiers maîtrisent l'incendie.
Alors que les flammes continuent de danser, Stanislav Dombrovsky se place devant la maison et enregistre une vidéo dans laquelle il accuse le cartel du Khimprom et les services secrets ukrainiens d'être responsables de l'incendie. Plusieurs médias ukrainiens diffusent l'enregistrement. L'agence de presse étatique russe Tass publie le jour même un communiqué intitulé «La maison de Stas Dombrovsky en Suisse a été incendiée».
Lors de l'interrogatoire de la police cantonale, Stanislav fait les mêmes déclarations. Il indique qu'Egor Bourkine, le patron de Khimprom, et Alexander Poklad, le chef du contre-espionnage ukrainien, l'ont menacé peu avant l'incident par des messages vocaux et vidéo ainsi que des appels téléphoniques. Des enregistrements se trouvent dans le dossier.
Le parquet prend l'affaire au sérieux et n'exprime aucun doute sur les déclarations de Stanislav Dombrovsky lors de son interrogatoire. Une vaste enquête pour incendie volontaire est lancée, on procède même à une recherche par antennes. Pour ce faire, le ministère public demande des données aux opérateurs de téléphonie mobile qui exploitent des antennes dans les environs. Il obtient ainsi tous les numéros de téléphone portable qui se sont connectés à ces antennes dans les jours qui ont précédé l'incendie.
Résultat de l'opération de surveillance: trois numéros de portable russes se sont connectés aux antennes. L'un d'entre eux s'y est même connecté plusieurs fois. Le numéro a toutefois changé d'emplacement d'antenne si rapidement qu'il pourrait s'être connecté depuis un avion. La trace des données correspond à l'avion d'une compagnie aérienne polonaise qui a atterri à Zurich à ce moment-là et qui a poursuivi plus tard son vol en direction de l'est.
Le parquet demande donc à la police de l'aéroport les données des passagers de ces vols. Mais le recoupement des personnes n'aboutit à rien. La piste ne mène donc nulle part.
Le parquet estime toujours qu'il s'agissait d'un incendie criminel visant la famille Dombrovsky, mais il abandonne provisoirement la recherche des auteurs. On suspend donc la procédure par décision du 20 août 2024, dans laquelle il est indiqué quand les délits seraient prescrits: le 3 novembre 2038.
La police donne un conseil à Stanislav Dombrovsky: celui-ci devrait cesser ses activités sur les réseaux sociaux. Pour protéger sa famille, Stanislav ne publie désormais plus rien sur le cartel de Khimprom. Mais il reste actif sur en ligne, fait des commentaires politiques et parle de lui et de sa famille. Ce faisant, il ne respecte donc pas le conseil de la police selon lequel son lieu d'habitation ne doit pas être identifiable.
Après l'incendie, les autorités placent la famille dans un nouvel appartement à Bad Ragaz (SG). Le soir du 4 septembre 2024, Stanislav part, comme souvent, faire un tour à vélo le long du Rhin. Soudain, il ressent un choc par derrière. Une voiture blanche l'a heurté par derrière. Le malheureux atterrit sur le capot, avec son vélo.
Puis il tombe par terre, en sang. La voiture s'arrête à côté de lui, deux hommes en descendent et s'approchent. Stanislav pense d'abord qu'ils vont l'aider; mais il voit alors que l'un des hommes tient un objet dans sa main. Et il réalise qu'il a déjà vu cet homme, à la gare, près d'un café. Stanislav Dombrovsky se lève. Les hommes retournent alors en courant vers la voiture, y mettent le feu et disparaissent.
Un chauffeur de car postal a vu la scène et se précipite pour aider. Lors d'un interrogatoire, il confirme les faits. La police se lance à la recherche des auteurs avec un important dispositif. Elle fait décoller trois drones. Deux chiens se lancent à leur poursuite au sol. Mais la chasse à l'homme n'aboutit pas et est abandonnée au bout de trois heures.
Pendant ce temps, l'ambulance a emmené Stanislav à l'hôpital, qu'il a pu quitter peu après minuit. La police le conduit ensuite directement au poste de Mels pour l'interroger la nuit même avec une interprète russe.
Question 68: Comment expliquez-vous l'incident qui vient de se produire?
Stanislav Dombrovsky: Je ne sais pas exactement ce qu'ils voulaient de moi. Je sais seulement que ma maison a été brûlée, et maintenant ça. Je ne mène plus d'activité journalistique, actuellement. Lorsque ma maison a été incendiée, j'ai pensé qu'ils voulaient que j'arrête de travailler. C'est ce que j'ai fait. Je ne m'explique donc pas ce nouvel incident.
Question 69: Avez-vous une idée de qui pourrait être derrière tout ça?
Oui, mais je ne répondrai à cette question qu'en présence de mon avocat. (Note du PV: prend une gorgée d'eau, agacé).
Question 70: Quel est l'objectif de la personne qui veut vous nuire?
Ils voulaient me tuer. Ils sont sortis de la voiture et se sont approchés de moi.
Question 71: Pourquoi veulent-ils votre mort?
Je suis journaliste. J'ai mené une enquête. C'est pour cela que ma maison a été incendiée. C'est le deuxième attentat contre ma personne.
On n'a même pas retrouvé la personne qui a mis le feu à ma maison. Peut-être que les auteurs ont vu qu'il ne se passerait rien de toute façon.
Question 72: Pensez-vous qu'il s'agisse d'un individu ou d'une organisation?
C'est le cartel de la drogue Khimprom. La figure principale en est Egor Bourkine. Il y a aussi le chef les services de renseignement en Ukraine, Alexander Poklad.
On trouve tout cela sur Internet, c'est public. J'ai déjà présenté ces documents durant l'enquête sur l'incendie de ma maison.
Question 73: Et vous pensez qu'ils veulent maintenant vous tuer à cause de ça?
Exactement.
Question 74: Quels sont vos liens avec ces personnes?
J'ai simplement enquêté en tant que journaliste. J'ai eu un contact personnel avec cet Egor Bourkine. Je l'ai interviewé.
Question 75: Quand ça?
Quel est le rapport avec ce qui s'est passé aujourd'hui? Je ne donne ce genre de détails qu'à mon avocat. Si je raconte toute l'histoire depuis le début, il nous faudra deux jours.
La police examine la voiture incendiée. Il s'agit d'une Opel Astra avec une plaque d'immatriculation polonaise. Etat de l'enquête: «On n'a actuellement aucune trace de l'auteur inconnu».
Mais la famille court un grave danger. C'est ce que confirme le ministère public dans un avis de danger adressé au Secrétariat d'Etat aux migrations. Leur sécurité n'est plus garantie dans l'appartement actuel.
La police cantonale a examiné la possibilité d'intégrer la famille dans son programme de protection des témoins. Mais cela n'est pas possible, car la famille a un statut de victime et non de témoin. La Confédération doit donc attribuer la famille à un autre canton.
La police envoie à Stanislav Dombrovsky une recommandation de sécurité. Celui-ci devrait désormais éviter les ruelles désertes et les routines:
L'après-midi du 18 septembre 2024, Stanislav se promène avec sa femme à Rorschach (SG). Soudain, deux hommes se dirigent vers le couple. Leurs visages sont à moitié cachés sous des capuches. L'un d'eux est cagoulé et tient une canette à la main.
Stanislav passe immédiatement en mode attaque: il fait semblant de tenir une arme derrière son dos, s'approche des hommes et les regarde tous les deux dans les yeux.
L'un des hommes sort son poing et tente de le frapper. Il lui donne l'impression d'être un boxeur professionnel. Mais Stanislav a aussi de l'expérience en boxe et parvient à esquiver le coup. Il se précipite derrière un camion. C'est alors que l'autre homme s'approche de lui. La femme de Stanislav se met alors à crier. L'Ukrainien hurle à son tour et court vers ses agresseurs, qui battent en retraite. La femme de Stanislav appelle alors la police.
Il raconte ainsi l'histoire lors de son interrogatoire: selon lui, la canette contenait de l'acide. Une de ses connaissances aurait été attaquée de la même manière au Canada à la même époque. Egor Bourkine utilise apparemment souvent de l'acide contre ses ennemis. C'est sa marque de fabrique.
Stanislav Dombrovsky décrit les agresseurs comme des Albanais. Il suppose que le cartel de la drogue les a engagés via le Darknet. L'homme avec la canette semblait nerveux et apeuré:
L'enquête est en cours.
Stanislav exprime sa gratitude pour le soutien des autorités. Mais il souhaiterait plus de sécurité, de préférence une protection policière.
«L'un de mes enfants doit-il mourir?», laisse-t-il échapper lors d'un des rares moments où il perd son sang-froid, en ce morne mercredi matin où il nous reçoit.
Au cours de sa vie, cet homme de 45 ans s'est souvent retrouvé dans des situations apparemment sans issue, mais desquelles il s'est toujours sorti. Mais aujourd'hui, il ne sait plus quoi faire:
L'artiste qu'était Stanislav Dombrovsky vit désormais comme un survivant. Ce fils d'une famille de théâtreux, qui a grandi à Odessa, n'est pas un inconnu en Ukraine. Après les émeutes de Maïdan en 2014, il est devenu un personnage haut en couleur de la résistance ukrainienne. Il a soutenu le renversement par la force du président d'alors, Viktor Ianoukovytch, tout comme le nouveau gouvernement pro-européen.
Il n'est cependant pas en bons termes avec le président actuel; il se décrit comme un «critique de la première heure de Zelensky». Ces dernières années, il s'est régulièrement fait remarquer par ses actions politiques de perturbation et protestation – et s'est ainsi fait des ennemis haut-placés.
A Odessa, l'ancienne capitale culturelle de l'Ukraine, on n'a pas oublié une scène qui s'est déroulée dans une salle d'audience de 2020: après que le tribunal a condamné Stanislav Dombrovsky à l'isolement pour hooliganisme, il s'est entaillé la gorge devant les personnes présentes. La cicatrice apparaît encore aujourd'hui sur son cou.
Cet épisode résume bien qui il est. Stanislav se voit comme un libre penseur et un poète qui a vécu beaucoup de violence dans son passé, mais qui en a aussi exercé. Il le reconnaît:
Pour des délits liés à la drogue, il a fait plusieurs fois de la prison dans ses jeunes années. Entre 14 et 35 ans, il était en outre très dépendant à la drogue, comme il le raconte volontiers.
Mais tout cela, c'est derrière lui:
La cigarette est le seul vice qu'il s'autorise encore. De toute façon, une seule chose compte en ce moment: la protection de sa famille. Il a choisi la Suisse après le début de la guerre, entre autres pour offrir le meilleur soutien médical à sa mère atteinte d'un cancer. Elle va mieux, mais la menace actuelle pèse sur toute sa famille.
Il devra bientôt quitter son appartement actuel. C'est un vieil ami ukrainien qui le paie, mais plus pour longtemps. Stanislav Dombrovsky refuse d'obtenir un logement social. Les autorités lui ont proposé un appartement d'une pièce, trop petit pour sa famille.
Outre une plus grande sécurité, il souhaite avant tout une chose: être pris au sérieux par les autorités, également en tant qu'informateur. Grâce à ses connaissances de la pègre ukrainienne, il pourrait être d'une grande utilité pour la Suisse.
Il met d'ailleurs en garde: le cartel de Khimprom commence à étendre ses tentacules dans notre pays:
Selon lui, le Khimprom menace également d'inonder la Suisse de drogues. «En comparaison, les Hells Angels, c'est du pipi de chat», avertit Stanislav Dombrovsky, avant d'ajouter:
Après tout ce qui s'est passé, il a du mal à accorder sa confiance aux autres. «A part ma famille et quelques amis, presque tout le monde m'a trahi», regrette Stanislav Dombrovsky en baissant les yeux. Il pointe l'un de ses tatouages, qui porte l'inscription latine: «De omnibus est dubitandum», en français: «Il faut douter de tout».
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder