La remarque d'Olaf Scholz a failli passer inaperçue. Lorsque le chancelier allemand a ouvertement constaté, la semaine dernière, que le risque de guerre nucléaire avec Vladimir Poutine avait diminué, presque personne n'en a tenu compte.
Le chancelier allemand a fondé son hypothèse sur le fait que la communauté internationale s'était mise d'accord pour ne pas utiliser d'armes nucléaires contre la Russie, dans le but d'apaiser les tensions avec Poutine. Quelques heures plus tard, pourtant, le maître du Kremlin a fait mentir le chancelier:
Quelques jours après les propos de Scholz, Poutine a même évoqué une nouvelle possibilité d'escalade encore plus radicale: une attaque nucléaire préventive.
Le Kremlin a certes précisé par la suite qu'il n'était pas prévu de modifier fondamentalement la doctrine militaire existante, mais le spectre de l'attaque préventive a été agité.
Vladimir Poutine agit selon une logique qui lui est propre. Une logique qui n'est pas déterminée par les habitudes politiques et les considérations rationnelles. Pour «paver la voie dans la bonne direction», on repassera. Qu'il s'agisse de Scholz, de Macron ou même de Biden.
Le comportement de Poutine n'étonne pas l'auteur et journaliste français François Bonnet. «C'est un mafieux prêt à tout», écrit-il dans un essai récemment paru. Et on ne peut pas s'occuper d'un mafieux avec les instruments que nous offre la diplomatie.
Dans son ouvrage, Bonnet décrit un dirigeant pris dans un réseau complexe de dépendances personnelles et économiques. Car le régime absolutiste de Poutine est soutenu par un petit nombre d'hommes qui lui ont juré une loyauté inconditionnelle. Mais cette loyauté est fragile et doit être constamment renouvelée. Par des postes influents et beaucoup d'argent.
L'objectif de Poutine serait donc de garder la «famille» de bonne humeur et de préserver leur trésorerie. Pour cela, il faut d'une part étouffer dans l'œuf la société civile et ses efforts en faveur de la démocratie, et d'autre part s'assurer que les profiteurs de décennies de favoritisme puissent transmettre leur fortune à la génération suivante avec le moins de perturbations possible. Et au milieu de tout cela, un moyen éprouvé: la guerre en Ukraine.
Le président russe, un «criminel déguisé en homme politique», comme le dit Bonnet? La thèse n'est pas nouvelle. Il y a dix ans déjà, Alexeï Navalny dénonçait la corruption systématique des élites russes dans «Un gang au Kremlin pille la Russie».
Navalny fait référence aux milliards issus du commerce des matières premières qui ont atterri dans les poches d'oligarques fidèles au Kremlin, à leurs villas de luxe à Londres, à leurs méga-yachts hors de prix et à leurs immenses fortunes parquées sur des comptes secrets aux îles Caïmans ou chez nous, en Suisse.
François Bonnet, en tant que journaliste d'investigation, sait bien sûr que les structures kleptocratiques du pouvoir russe ne sont pas une nouveauté. Il remarque d'ailleurs que des fonctionnaires avertis des différents ministères européens des Affaires étrangères, y compris français, avertissent depuis bientôt 25 ans que Poutine se trouve sur une voie dangereuse vers l'autocratie.
Poutine a réussi à suggérer à l'Occident de lui tendre la main. Pour ensuite l'attirer dans une dépendance fatale au pétrole et au gaz russes. Déjà à l'époque, selon Bonnet, Poutine était moins préoccupé par l'idéologie ou même par le bien-être de la Russie et de ses citoyens que par l'accumulation de pouvoir et de richesse.
Mikhaïl Khodorkovski est l'un de ceux qui ont longtemps côtoyé la clique de Poutine. Il compare l'homme du Kremlin à Don Corleone, le brutal chef mafieux américano-italien de la trilogie cinématographique Le Parrain. Ses méthodes?
Scholz, Macron et Biden devraient donc faire comprendre à Poutine que lui aussi peut se faire casser le nez. «Ce n'est qu'alors que les discussions avec lui auront un sens.»
Ancien oligarque devenu un puissant magnat de l'économie pendant les années Eltsine, Khodorkovski était toléré par Poutine. Jusqu'à ce qu'il finisse par le faire arrêter, l'emprisonner et lui confisquer ses milliards — pour avoir osé défier le patron. L'ancien patron du groupe Yukos a eu la «chance» de n'être «que» dépossédé de ses biens, et pas d'être envoyé en camp disciplinaire. Ou pire.
Alexeï Navalny a été, lui, moins chanceux. Victime d'un attentat, il a été empoisonné par des agents du FSB. Il a toutefois survécu, contrairement à des opposants comme Alexandre Litvinenko, Anna Politkovskaïa, Boris Nemtzov ou les (trop) nombreux fonctionnaires tombés de leurs fenêtres, noyés «accidentellement» dans leur piscine et autres circonstances mystérieuses. Car il est dangereux de vivre à proximité du patron, et parfois, sur son chemin.
Le cercle du pouvoir de Poutine compte d'anciens compagnons de route de ses années de formation au sein des services secrets et du KGB. Le plus éminent de ces «siloviki» se nomme Nikolaï Patrouchev, président du Conseil de sécurité nationale. Il fait probablement partie des rares hommes au Kremlin que Poutine écoute vraiment.
Patrouchev considère l'Occident comme une menace et les Etats-Unis comme son ennemi juré. C'est lui qui aurait poussé Poutine à envahir l'Ukraine avant le 24 février, bien que l'élite politique et sociale du pays ne soit pas favorable à l'invasion.
Parmi les autres fidèles, on trouve Alexandre Bortnikov, ancien général du KGB et compagnon de route de Poutine. En outre, Igor Setchine, le président de Rosneft, est l'un des principaux liens entre le Kremlin et l'économie russe. C'est également Setchine qui, avec l'accord de Poutine, a fait démanteler le groupe Yukos dirigé par Khodorkovski.
Le cercle intérieur comprend également Dmitri Medvedev, passé de réformateur libéral à ultra-nationaliste, ainsi que le ministre de la Défense Sergueï Choïgou.
Bonnet compare les méthodes du clan Poutine à celles de la Cosa Nostra sicilienne. L'argent public est détourné à l'aide de sociétés fictives, les grands groupes énergétiques sont nationalisés et occupés par des hommes de confiance, les enquêteurs indépendants sont soumises à un chantage et les critiques sont réduites au silence. Tout cela dans le but de s'approprier des morceaux de choix de l'économie russe et d'occuper les entreprises les plus précieuses avec des fidèles de Poutine.
Mais ce n'est pas tout. Dès son premier mandat, Poutine a réussi à mettre en place une verticale du pouvoir sans précédent, en mettant au pas les institutions démocratiques, le système judiciaire et les médias, et promouvant une propagande du Kremlin tous azimuts.
L'écrivain Vladimir Sorokine appelle cette verticale une «pyramide de pouvoir médiévale» au sommet de laquelle trône Poutine, comme autrefois Ivan le Terrible, le premier tsar de Russie, au 16e siècle, connu pour être particulièrement cruel.
Ce système de dépendance archaïque ne repose pas seulement sur l'accumulation de pouvoir politique, mais aussi et surtout sur l'exploitation économique du pays.
Pour comprendre, il faut remonter à la fin de l'Union soviétique, quand un énorme marché noir s'est développé parallèlement au naufrage de l'économie planifiée. La majeure partie de ce marché était contrôlée par les services secrets soviétiques.
Après la chute du rideau de fer, Poutine aurait ensuite utilisé avec zèle ses contacts en tant qu'agent du KGB pour mettre en place un réseau complexe de sociétés fictives et d'intermédiaires afin de dissimuler les flux financiers et de détourner beaucoup d'argent.
Lorsqu'il était maire adjoint de Saint-Pétersbourg, dans les années 1990, Poutine aurait mis de côté jusqu'à 100 millions de dollars, notamment grâce à l'octroi de licences d'exportation et à ses excellents contacts avec la mafia locale, comme l'a révélé une commission d'enquête.
«Sous Poutine, la corruption est devenue systématique», déclare Bonnet en citant l'enquêteur anticorruption de l'époque, Andreï Tsykov.
Sergueï Pougatchev, ancien proche de Poutine, décrit lui aussi ce système dans un livre de Catherine Belton, paru en 2020 et rempli de révélations: Le réseau de Poutine.
Il raconte comment Poutine et ses acolytes ont sauvé leurs relations d'affaires illégales sur le marché libre dans les années folles qui ont suivi l'effondrement de l'Union soviétique et ont commencé à siphonner les richesses du pays à grande échelle. En résumé, «à s'en mettre plein les poches». Pougatchev était considéré comme le «banquier de Poutine», il était parfaitement au courant des affaires du président.
En réalité, estime François Bonnet, l'invasion de l'Ukraine n'est qu'une nouvelle tentative, certes particulièrement brutale, de consolider la position dominante de Poutine en politique intérieure. La guerre comme mesure de maintien du pouvoir.
Cette approche a fait ses preuves pour Poutine. Le début de la deuxième guerre de Tchétchénie en 1999 avait déjà assuré à Poutine son élection à la présidence et finalement sa réélection en 2004.
Les dépendances économiques créées par l'autocrate septuagénaire et une politique de clientélisme expliqueraient la guerre actuelle. Il ne s'agit pas pour Poutine du rêve impérial d'un grand empire russe ou d'un nouvel ordre mondial avec la Russie à sa tête. Il ne s'agit pas non plus d'une confrontation avec l'Occident décadent et sa prétendue politique d'expansion en Europe de l'Est. Les valeurs centrales de ce système? L'argent et le respect.
L'hypothèse de François Bonnet tend toutefois à négliger l'aspect idéologique de Poutine. En effet, avant l'invasion, les conditions étaient réunies pour garder une main-mise optimale sur la Russie: le clan de Poutine contrôlait les matières premières du pays, il affichait des sondages confortables et n'avait pas à craindre des élections démocratiques.
Il n'empêche, le «cimentage» de la population via la propagande de guerre porte ses fruits pour le régime russe. Les taux d'approbation de la politique belliqueuse du président russe parlent d'eux-mêmes et restent relativement élevés, même si des voix discordantes s'élèvent de plus en plus.
Même l'institut de sondage russe indépendant Levada, classé par le Kremlin comme «agent étranger», estime que le taux d'approbation de Poutine est élevé. Il ne faudrait donc pas s'attendre à une plus grande résistance de la part de la population.
Le point faible du système Poutine, qui rappelle le système tsariste de la fin du 19e siècle, est plutôt la finance. En raison de l'érosion globale de l'Etat et de la désinstitutionnalisation qui en découle, il manque des droits de propriété crédibles.
Le clan de Poutine, composé d'agents des services secrets, d'oligarques et de fidèles compagnons de route, ne doit sa fabuleuse richesse qu'aux faveurs de l'homme du Kremlin. C'est pourquoi ils transfèrent massivement leurs biens à l'étranger, et c'est pourquoi le régime de sanctions mis en place par l'UE et les Etats-Unis après la guerre en Ukraine touche durement la «famille» de Poutine.
Si l'on coupe les vivres au clan Poutine, la construction kleptocratique du pouvoir sera ébranlée. De l'avis de nombreux experts, il n'y a rien que les fidèles de Poutine redoutent plus que la perte de leurs biens matériels et de leur fortune. Cette «rente de matières premières» devrait être transmise à la génération suivante. Mais cela n'est possible que si l'Etat reste fermement entre les mains de cette élite dirigeante.
Ne serait-ce que pour cette raison, du point de vue de Poutine et de ses affidés, la guerre doit se terminer par un net succès en Ukraine. Sinon, il pourrait être menacé de perdre le pouvoir par un putsch, commis de l'intérieur.
Il n'empêche, la guerre en Ukraine ne devrait pas prendre fin de si tôt. Poutine n'est certainement pas intéressé par une solution rapidement négociée, mais par la poursuite du conflit.
Ce n'est qu'ainsi qu'un tireur de ficelles sans scrupules comme Evgueni Prigojine, un proche de Poutine, peut continuer à gagner plusieurs millions de roubles dans le conflit avec ses entreprises et ses mercenaires de la troupe Wagner. Il en va de même pour Ramzan Kadyrov. Le dictateur tchétchène profite également de la guerre, tant financièrement que politiquement.
L'expert militaire Pierre Servent a récemment appelé à un changement de mentalité chez les politiques occidentaux.
Et la réponse à cette violence ne peut pas être diplomatique, se passer par téléphone — petite référence au président Macron — et les voyages à Moscou.
Le chancelier allemand Olaf Scholz a évoqué ses conversations téléphoniques avec Poutine lors d'un discours. «Poutine est très poli, au téléphone», admet-il. «Mais cela ne change rien. Car il est bien décidé à envahir une partie du territoire de son voisin». Et ce, l'a bien précisé Scholz: «Par la force».