L’armée russe change de méthode pour plonger l’Ukraine dans le noir
Mardi matin, des centaines de milliers d’Ukrainiens se sont à nouveau retrouvés sans électricité. Durant la nuit, la Russie avait une fois de plus lancé des attaques de drones et de missiles contre les infrastructures énergétiques du pays. La région de Tchernihiv, au nord, à la frontière avec la Russie et la Biélorussie, ainsi que sa capitale, ont été particulièrement touchées.
Le maire par intérim de Tchernihiv, Olexandr Lomako, a expliqué que Moscou ciblait délibérément l’approvisionnement en électricité et en chauffage avant l’arrivée de l’hiver, rien de fondamentalement nouveau, à première vue. L’Ukraine s’apprête à vivre son quatrième hiver de guerre, et la Russie avait déjà lancé, les années précédentes, des campagnes aériennes contre les réseaux énergétiques dès l’automne. Mais cette année, quelque chose est différent.
L’objectif du Kremlin reste le même: rendre la vie des civils ukrainiens aussi difficile que possible, pour briser leur volonté de résistance. Mais la méthode employée par l’armée russe, elle, a évolué. Et surtout, l’Ukraine semble cette fois moins bien préparée à défendre ses infrastructures énergétiques qu’au cours des hivers précédents.
L'Ukraine n'a pas renforcé sa sécurité énergétique
C’est ce que révèle le média Ukrainska Pravda. Début octobre, le président Volodymyr Zelensky a planifié plusieurs réunions de crise avec le gouvernement, les ministres et les entreprises du secteur de l’énergie. Quelques jours plus tôt, une partie de Kiev s’était retrouvée privée d’électricité et d’eau après une série d’attaques russes. L’objectif de Zelensky était ainsi de clarifier les responsabilités de chacun et de mettre en œuvre des mesures immédiates pour protéger le secteur énergétique. Mais, selon le journal, l’élan initial aurait vite laissé place à la frustration.
Car sur le terrain, les responsabilités apparaissaient floues, les chaînes de décision confuses. Après plusieurs remaniements ministériels, nombre de responsables se seraient renvoyé la faute. Résultat: très peu de progrès concrets dans la protection des installations, et des mesures annoncées qui n’auraient jamais été pleinement appliquées.
Avant même le premier hiver de guerre (2022-2023), le gouvernement ukrainien avait déjà élaboré un plan de défense en trois étapes pour environ 80 infrastructures essentielles. La première prévoyait de protéger les postes électriques avec des sacs de sable et des clôtures métalliques contre les éclats d’obus. La deuxième visait à renforcer les transformateurs des sites stratégiques à l’aide de structures en béton et en acier. Enfin, la troisième étape consistait à enfouir entièrement certaines stations sous des couches de béton armé et de terre, pour les rendre quasi indestructibles.
Mais selon Ukrainska Pravda, la mise en œuvre du plan aurait été freinée par des luttes politiques et la corruption. L’ancien ministre des Infrastructures, Oleksandr Kubrakov, aurait bouclé 85% de la deuxième phase, avant d’être limogé à l’automne 2024, précisément à cause des débats sur l’avancement du projet. Son départ aurait quasiment stoppé les travaux. Le patron de la société de gestion de réseau Ukrenergo, Volodymyr Kudrytskyi, aurait lui aussi été écarté.
L’hiver passé, ayant été plutôt clément, avait permis au pays d’éviter le pire. Mais cette relative douceur aurait détourné l’attention du gouvernement de la question énergétique: une erreur que Kiev pourrait payer cher cette année. Car, de son côté, Moscou semble décidé à ne plus rien laisser au hasard.
La Russie peut frapper l'Ukraine encore plus fort
Depuis le début du mois d’octobre, la Russie a intensifié ses frappes sur les infrastructures énergétiques à un niveau inédit. Le 9 octobre au matin, pas moins de 450 drones et 30 missiles auraient visé des lignes électriques, des postes de transformation, des oléoducs et des sites de stockage. Au début de l’année, les plus grosses offensives russes ne dépassaient pas les 150 projectiles.
Pour le colonel autrichien Markus Reisner, expert militaire, Moscou n’a pas encore atteint ses limites:
Il souligne que plusieurs barrages hydroélectriques le long du Dniepr ont également été attaqués:
Il précise qu’un tel scénario pourrait aussi provoquer de graves inondations dans la région de Kiev.
La Russie booste sa production de drones
Ce «potentiel d’escalade» repose notamment sur un fait: Moscou a massivement augmenté sa production de drones. L’armée russe pourrait désormais fabriquer jusqu’à 30 000 drones kamikazes Geran-2 (ou Shahed) par an, un chiffre qui pourrait doubler l’an prochain. Cette cadence met sérieusement à l’épreuve la défense antiaérienne ukrainienne.
La Russie chercherait aussi à empêcher les réparations sur les sites endommagés:
Autre changement majeur: la stratégie d’attaque. Alors qu’auparavant Moscou visait la destruction généralisée du réseau, les frappes sont désormais plus ciblées. La Russie concentre ses efforts sur certaines régions – Sumy, Tchernihiv, Poltava, Kharkiv au nord-est et Odessa au sud. Dans ces zones, l’infrastructure est systématiquement anéantie. Et désormais, la Russie a également le réseau gazier ukrainien en ligne de mire.
Une nouvelle campagne aérienne, trois objectifs
Le Kremlin semble poursuivre trois objectifs dans sa nouvelle stratégie:
- D’abord, la Russie chercherait à diviser le réseau électrique ukrainien en deux. A l’est, un déficit d’énergie serait volontairement créé, tandis qu’à l’ouest, un excédent artificiel viendrait déstabiliser tout le système. Si, dans le même temps, la Russie parvenait à frapper les centrales thermiques occidentales et les infrastructures de distribution des centrales nucléaires, le réseau – déjà affaibli – pourrait tout simplement s’effondrer, provoquant un black-out géant, comme celui de novembre 2022.
- Ensuite, selon les services de renseignement ukrainiens, la Russie tenterait de vider les régions frontalières de leurs habitants, notamment autour de Tchernihiv, Soumy et Kharkiv. Le but: instaurer une zone tampon le long de la frontière, un projet que Moscou revendique depuis les attaques ukrainiennes sur la région russe de Koursk à l’été 2024. Le vice-directeur du renseignement, Vadym Skybytskyi, explique: «Leur objectif n’est pas seulement de perturber l’approvisionnement en électricité, mais de le détruire complètement, pour rendre la région inhabitable.»
- Enfin, les frappes contre les infrastructures gazières viseraient directement le chauffage des foyers ukrainiens. Jusqu’à récemment, le pays parvenait à couvrir ses besoins en gaz grâce à sa production nationale. Mais d’après Bloomberg, les attaques sur Poltava et Kharkiv auraient déjà détruit 60% des capacités de production ukrainiennens. Résultat: Kiev devra importer près de deux milliards de dollars de gaz d’ici mars, une somme colossale pour une économie déjà à bout de souffle.
Kiev cherche des solutions avant l’hiver
Les entreprises énergétiques ukrainiennes prévoient déjà un hiver marqué par les coupures. Un responsable d’une société publique, cité par Ukrainska Pravda, confie:
Un tel scénario pourrait s’avérer dramatique. Selon les prévisions du site MkWeather, l’Ukraine se dirigerait vers un hiver particulièrement rude. Jusqu’en décembre, le pays devrait encore bénéficier d’un temps relativement clément, avant qu’une vague de froid accompagnée de fortes chutes de neige ne s’abatte sur le territoire au début de l’année. Ces prévisions restent toutefois à prendre avec prudence.
Le pari du gaz américain?
Face à l’urgence, le président Zelensky cherche des solutions politiques à court terme. Lors de sa récente visite aux Etats-Unis, il a signé plusieurs accords énergétiques, selon le journal Kyiv Post. L’objectif: sécuriser l’approvisionnement en gaz pour l’hiver et limiter les conséquences des frappes russes. La délégation ukrainienne, menée par la première ministre Ioulia Svyrydenko, a rencontré des responsables américains et des dirigeants de grands groupes énergétiques.
Washington aurait promis des livraisons de gaz naturel liquéfié (GNL) via la Pologne, et le projet de construction d’un terminal à Odessa serait à l’étude. Mais sa faisabilité, dans le contexte actuel d’attaques russes, reste incertaine. Zelensky a expliqué que les Etats-Unis s’y intéressaient car l’Ukraine dispose de vastes capacités de stockage et d’un réseau bien développé – un atout qui pourrait permettre d’alimenter une grande partie de l’Europe en gaz américain. Ce scénario devrait plaire au président Donald Trump, désireux de couper définitivement le cordon énergétique entre l’Europe et la Russie.
Traduit et adapté de l'allemand par Léon Dietrich

