Sabrina*, la trentaine, s'est sentie prête à rencontrer quelqu'un après sa rupture, cet été. Elle ne connaissait pas beaucoup les sites de rencontres et Tinder comme Bubble lui semblaient peu fiables. Elle a donc décidé de tenter sa chance avec Once.
Mais quelques jours seulement après son inscription, elle a commencé à se méfier: avec qui discutait-elle au juste?
Once prône le «dating conscient». Présentée dans certains médias comme une application de «slow dating», elle promet à ses utilisateurs un seul match gratuit par jour, calculé par une IA à partir des informations fournies et des préférences. Au lieu de présenter des profils qui défilent à l'infini, Once promet à ses utilisateurs rien de moins que le match parfait, voire l’«âme sœur». Un marketing ambitieux, mais qui, pour Sabrina, a fait beaucoup de dégâts.
Très vite, elle a été incitée à souscrire un abonnement payant. En échange, on lui proposait trois matchs par jour et la possibilité de discuter de manière illimitée pendant 6 mois. Elle a payé les 45 francs, mais surtout pour profiter de l'offre de discussion illimitée pendant 6 mois.
Rapidement, d’autres coûts sont apparus: il fallait acheter des «diamants», la monnaie interne de l’application, pour pouvoir contacter des profils soi-disant très convoités, signalés par une petite flamme. Seuls ceux qui utilisent des diamants, donc qui paient, peuvent entrer en contact avec eux. La majorité des profils présentés à Sabrina portaient ce symbole. «Les autres se comptaient sur les doigts d’une main», dit-elle.
Personne ne sait selon quels critères un profil est jugé «désirable». Les conditions d'utilisation indiquent seulement que ces personnes doivent être abonnées, passer un contrôle de qualité et s'engager à respecter les «Community Standards». Les exploitants de l'application n'ont pas répondu aux questions à ce sujet.
Pas plus d’informations non plus sur la date d’introduction des flammes et des diamants. Selon d’anciennes utilisatrices, ces fonctionnalités n’existaient pas auparavant. L’application a été lancée en Suisse en 2015, puis rachetée en 2021 par la société «Dating Group» basée à Malte pour 18 millions de dollars.
On ne sait pas si cette société est toujours propriétaire de l'application à l'heure actuelle. Aujourd’hui, les conditions générales mentionnent une société à Chypre et les app stores une autre à Hong Kong. Aucune de ces entreprises n’a répondu aux sollicitations.
Une chose est certaine: utiliser cette application coûte cher. En une semaine, Sabrina a dépensé 230 francs uniquement pour pouvoir discuter avec ses matchs. Tous ses interlocuteurs parlaient uniquement anglais, bien qu’ils prétendaient vivre en Suisse.
Sabrina s'est demandée si la plateforme était dédiée aux expatriés. Elle devenait de plus en plus sceptique chaque jour: pourquoi ses interlocuteurs répondaient-ils toujours instantanément? Pourquoi leurs réponses étaient-elles si vagues? Elle cite l'exemple d'un architecte qui lui expliquait qu'il travaillait «sur tout, des maisons aux gratte-ciels», que son domaine était très large. Un autre, avocat, restait tout aussi flou.
La jeune femme nous a partagé l'historique de ses discussions, où l'on a constaté que les questions de ses interlocuteurs restent extrêmement ouvertes et ne font presque jamais référence à des contenus de conversation antérieurs. Ils s'intéressent plutôt aux projets futurs de Sabrina: ce qu'elle prévoit pour le reste de la soirée, pour le lendemain, pour le week-end ou pour les vacances.
Lorsqu'elle a demandé en retour à l'architecte ce qu'il prévoyait de faire pendant son jour de congé, il a répondu:
Les réponses sont toujours superficielles, floues et interchangeables. Aucune trace d’une véritable connexion.
Avec un certain Ethan, la discussion a viré à l’absurde. Alors qu’ils discutaient de leurs connaissances linguistiques respectives, il a écrit qu'il ne parlait qu'anglais, mais qu'il aimerait apprendre d'autres langues. Sabrina lui a demandé s'il n'avait pas besoin du français au travail. Ethan lui a répondu : «J'aimerais beaucoup apprendre le français, mais ce n'est pas ma priorité pour le moment».
Sur l’une de ses photos téléchargées sur son profil, on le voit avec un livre russe à la main. Sabrina lui demande pourquoi il sait lire le russe. Il répond : «Haha, non, je ne lis pas le russe, je ne parle qu'anglais. Pourquoi cette question?» Sabrina lui parle de la photo et lui fait remarquer la contradiction. Ethan écrit: «Pas du tout, j'ai lu un livre en français». Sabrina a vite compris qu’elle n’interagissait pas avec un humain, il était maintenant clair qu’il s'agissait d'un chatbot.
Mais qu'en est-il des autres? Par exemple l'architecte qui lui plaisait? Il lui a dit qu'il vivait à Schaffhouse. Lorsque Sabrina s'est renseignée sur son lieu préféré là-bas, il a cité un musée d'art... qui n'existe pas. Pire encore, après plusieurs soirées d’échanges, il lui a demandé tout d'un coup: «Do you speak English?», alors qu’ils discutaient en anglais depuis longtemps.
Irritée, Sabrina a exigé qu'il prouve son authenticité. Comme il ne trouvait rien de concret, elle lui a fait des propositions. Il pourrait citer d'autres de ses endroits préférés à Schaffhouse, en dire plus sur lui-même ou la rencontrer. Esquivant la proposition, il lui a répondu:
Un matin à 5h30, Sabrina a écrit simultanément à ses 7 matchs. Tous lui ont répondu instantanément. Pour elle, la conclusion était claire: ce n’étaient pas des humains. Au total, elle avait dépensé 275 francs. Elle en arrive à une conclusion:
De nombreux autres utilisateurs rapportent la même expérience sur Google Play, l’App Store ou Trustpilot: critiques virulentes, mises en garde contre une «arnaque», des «faux profils» et des «chatbots». Comme Sabrina, les utilisateurs témoignent du fait que leurs matchs ont toujours répondu immédiatement, quelle que soit l'heure, qu'ils ne pouvaient pas donner de détails sur leurs prétendus lieux de résidence et qu'ils n'ont jamais voulu passer à un service de messagerie gratuit comme WhatsApp.
Nina Habicht, informaticienne de gestion, fondatrice de start-up et experte en IA sécurisée, a construit une quarantaine de chatbots pour le compte d'entreprises. Elle affirme:
Elle précise que les plateformes de rencontre utilisent de plus en plus l'IA. Par exemple, en organisant des interactions avec un chatbot qui engage les utilisateurs dans un dialogue sur leurs idées et leurs souhaits au début de leur recherche. Habicht poursuit ses explications:
Tant que la base juridique est établie, que les utilisateurs sont informés de manière transparente sur l'utilisation des chatbots et qu'ils donnent leur consentement, c'est acceptable.
Cela dépend beaucoup des fonctions de l'application, explique Habicht. Par exemple, la reconnaissance des émotions ou la catégorisation biométrique des données pour en déduire des caractéristiques sensibles, comme la religion, l'orientation sexuelle ou l'ethnie sans base juridique sont interdites dans l'UE.
Mais si les utilisateurs ignorent qu’ils parlent à une IA, c'est déloyal.
Nous avons a confronté les entreprises impliquées dans «Once» à ces accusations. Aucune n'a réagi.
Sabrina, elle, a réclamé un remboursement auprès de l’App Store, qui le lui a accordé sans poser de questions. Apple et Google, en revanche, n’expliquent pas pourquoi ils continuent à proposer l’application malgré les nombreux avertissements et témoignages accablants des utilisateurs.
*Nom d'emprunt
Traduit de l'allemand par Anne Castella