Est-ce un hasard si le mouvement #MeToo a débuté dans le milieu du cinéma?
Bérénice Hamidi:
La notoriété et l'accès aux médias des personnes qui ont dit publiquement avoir été victime ont beaucoup participé à la visibilité du hashtag #MeToo. Si les milieux artistiques, et celui du cinéma en particulier, sont surexposés aux violences sexistes et sexuelles, c'est d'abord parce qu'une grande précarité touche les acteurs et actrices qui sont de facto, lorsqu'ils cherchent à être retenus pour un film, dans un rapport de dominé/dominant avec les producteurs et réalisateurs.
Autre facteur de risque, ces milieux se voient peu comme des mondes du travail, et donc les usages habituels du droit de travail peinent à s'appliquer aussi bien du côté des victimes que des personnes qui commettent ces agressions. Tous ces facteurs, qui se cumulent et font système, expliquent que le cinéma, et plus largement les secteurs professionnels artistiques, sont fortement exposés aux violences sexuelles et qu'elles y sont plus impunies qu'ailleurs.
Comment réagissez-vous au statut de «monstre sacré»? Est-ce qu'en France il y a des personnes intouchables?
Il faut rappeler qu'avant tout, ces «monstres sacrés» sont des hommes de pouvoir qui cumulent un fort capital économique, symbolique, social, culturel et médiatique. Parmi les personnes qui disent ne pas avoir vu leurs actes, qui les minimisent voire qui les défendent, un certain nombre le fait aussi par peur d'être à leur tour blacklistées, exclues, comme les victimes le sont. Les artistes auteurs de violence bénéficient également de l'«himpathy», cette empathie pour les hommes qui agressent, que la philosophe australienne Kate Manne a bien analysée.
Qu'est-ce que l'«himpathy»?
Dans nos sociétés encore largement sexistes, car structurées par des valeurs patriarcales, on autorise les hommes, ou plutôt les hommes qui honorent le «mandat masculin» consistant à conquérir et dominer socialement, à exercer des formes de violence à l'égard des personnes et groupes en position dominée, en particulier les femmes. Cette autorisation sociale, le plus souvent inconsciente, passe par un refus collectif de croire qu'ils puissent commettre des violences et, quand ce n'est plus possible, par une tendance à euphémiser leurs actes et à les excuser au motif qu'ils seraient victimes de leur propre violence.
Comment se fait-il que le cinéma soit particulièrement touché par ce phénomène?
Parce que les acteurs bénéficient d'une empathie spécifique, qui vient renforcer cette culture de l'excuse. Elle tient au fait que règne encore l'idée que la création artistique serait le fruit d'une connexion aux forces obscures de l'âme humaine, que les artistes auraient besoin de souffrance et de violence pour créer, ce qui vient redoubler une croyance encore prédominante dans notre société encore imbibée par la culture du viol, qui voudrait que l'amour fasse mal et que le sexe et le désir aient forcément partie liée avec la violence et la mort.
Les images du poète maudit, du bad boy, sont encore trop souvent glamourisées et représentées comme des figures d'hommes désirables. En France, il existe enfin une immunité spécifique liée au culte de ces figures de l'artiste maudit et du monstre sacré.
Cette idée s'est-elle exprimée dans l'affaire Depardieu?
Oui, à travers certains témoignages, avec la formule rapportée dans l'article de Médiapart «ça va, c'est Gérard» ou dans le discours du Président de la République: «Depardieu c'est Cyrano. C'est la fierté française». L'échelle de valeurs est claire:
Mais il y a autre chose, aussi, dans ce discours, presque une forme de transfiguration de ces personnes réelles en personnages hors de la réalité, et selon cette logique, ces êtres de fiction ne sauraient être soumis au système judiciaire qui vaut pour les personnes réelles.
Est-ce que cette reconnaissance des violences sexistes et sexuelles est une question de génération?
Je suis assez nuancée sur cette question. D'abord, parce qu'il y a parmi les dénonciateurs de violences des femmes de plus de cinquante ans, qui payent un lourd tribut, qu'il s'agisse d'anonymes, de victimes ou d'actrices connues. Ensuite, parmi les personnes qui soutiennent les agresseurs de façon systématique, on retrouve toutes les catégories d'âges.
Il ne faut donc pas tout attendre des nouvelles générations, car le cœur du problème c'est la culture du viol, et tant qu'elle reste la culture hégémonique dans laquelle nous vivons toutes et tous, elle continuera à se transmettre génération après génération.
Justement, comment peut-on définir cette notion de culture du viol?
Cette notion, élaborée par des chercheuses nord-américaines dès les années 1970 (Noreen Connell et Cassandra Wilson, Rape: the first sourcebook for women, New American Library, 1974), est aujourd'hui mobilisée par des acteurs publics dans différents pays ainsi que par des organisations internationales comme la commission «condition de la femme» de l'ONU.
Pourtant, quelques chiffres suffisent à la prouver de manière difficilement discutable:
Comment analysez-vous ces chiffres?
Il y a un décrochage énorme entre nos représentations et la réalité statistique.
Cette image est à la fois repoussante et rassurante, parce qu'elle exotise le viol comme un fait extraordinaire qui ne nous regarde pas (on ne connaît ni la victime ni l'agresseur) et qui ne nous concerne pas (on n'a rien fait - de mal - et on ne peut rien faire - donc on n'a pas à se reprocher notre inaction). La réalité statistique est bien différente.
C'est-à-dire?
Le viol est le plus souvent le fait d'un proche issu du cercle familial, affectif ou social, ce qui fait que nous connaissons tous des victimes, mais aussi des agresseurs, autrement dit, nous sommes directement impliqués dans la scène des violences et cela devrait nous impliquer directement dans la lutte contre ces violences.
Toutes les personnes qui travaillent sur les violences de genre utilisent la notion indispensable de continuum sexiste, qui va des faits les plus spectaculaires que sont les féminicides et les viols, jusqu'aux stéréotypes sexistes. La culture du viol est une culture de l'euphémisation et de la déformation des faits de violences sexuelles (dire «main baladeuse» pour parler de ce qui est qualifiable par le droit comme une agression sexuelle ou parler de «drague lourde» au lieu d'outrage sexiste, un autre délit).
Avec quelles conséquences?
Le caractère systémique des violences, prouvé par les statistiques, s'explique en grande partie par ces représentations mentales que l'on peut synthétiser via l'expression culture du viol. Or, ces représentations mentales sont largement conditionnées par nos représentations culturelles, et particulièrement par la valorisation de l'asymétrie et des rapports de pouvoir, qui restent au cœur des scénarios de séduction et de relation amoureuses diffusés dans les œuvres, qu'il s'agisse de la pop culture ou du patrimoine classique, littéraire, pictural, cinématographique.
Changer nos représentations est donc essentiel, à la fois pour comprendre les défauts de prise en charge institutionnelle des violences sexistes et sexuelles, tant sur le plan juridique que judiciaire, thérapeutique et social, mais aussi pour espérer les améliorer. C'est cette articulation que la juriste Gaëlle Marti et moi avons mise au cœur du programme de recherche-création interdisciplinaire REPAIR «violences sexuelles: changer les représentations, repenser les prises en charge», qui se déploie aussi sous la forme d'un procès fictif sur la culture du viol.
Le théâtre est-il aussi perméable que le cinéma face aux violences sexistes et sexuelles?
Le secteur du théâtre public est tout autant surexposé que celui du cinéma, et il n'existe aucune plus-value éthique ou déontologique au fait qu'il relève d'une économie largement subventionnée et dont on pourrait attendre que la législation soit d'autant plus rigoureuse puisqu'il s'agit d'argent public, qui n'est pas censé servir des pratiques discriminatoires.
Quelles sont les réponses des institutions culturelles aujourd'hui en France? Sont-elles suffisantes?
Les choses sont quand même en train de changer dans les milieux artistiques depuis quelques années, du fait d'un certain volontarisme étatique et de certaines organisations professionnelles, qui aboutit à la mise en place de chartes, de cellules d'écoute, ou encore à la création du métier de coordinateur d'intimité, encore très timide en France, mais qui s'est beaucoup développé aux Etats-Unis. Il existe donc désormais toute une série d'outils. Mais ils ne suffisent pas en soi.
Pourquoi?
Avez-vous un exemple?
Si je prends l'exemple des chartes et des cellules d'écoute, elles sont mises en place par les directeurs de lieux de production/diffusion ou d'écoles d'art parce qu'elles leur sont imposées, et ils n'y voient comme seul intérêt que la protection juridique de leur institution, parce qu'un élève ou un employé victime d'une agression pourrait se retourner non seulement contre son agresseur, mais aussi contre l'institution qui aurait manqué à son devoir de protection.
Quant aux chartes, il y a parfois un discours d'invalidation par les instances qui les ont mises en place. Ce paradoxe vient du fait que les personnes qui aujourd'hui dirigent les institutions culturelles et sont donc en position de mettre en place ces outils et de changer les choses ont construit leur carrière dans un contexte où ces violences étaient à la fois normalisées et invisibilisées.
Le droit du travail offre aussi toute une panoplie d'outils pour lutter contre les violences que les directeurs et directrices d'institutions ignorent souvent avant de suivre des formations spécifiques.
Pourquoi?
On réduit trop souvent le droit au droit pénal, en brandissant le respect de la présomption d'innocence et la nécessité de laisser la justice faire son travail. Mais, pour toutes les accusations liées à des faits qui auraient été commis sur les plateaux, un des leviers de la lutte contre les violences sexuelles est l'obligation de l'employeur d'offrir un cadre de travail sécurisé à ses employés.
Certaines expérimentations sont en cours, qui montrent qu'il est possible de combiner l'impératif de sécuriser le cadre de travail et le souci de finaliser un projet artistique déjà entamé sans (trop) pénaliser l'ensemble d'une équipe pour le comportement d'un seul individu.
Dernière question: où en est le mouvement #MeToo?
Si on considère que #MeToo est une révolution, alors je dirais qu'on est comme au 19e siècle, dans un moment de conflit entre deux paradigmes qui s'affrontent.
Lesquels?
Cet article a été publié initialement sur The Conversation. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original