C’est grâce à ses patientes que la recherche d’Ursina Donatsch a vu le jour. La psychothérapeute entendait régulièrement leurs préoccupations concernant la consommation de pornographie de leurs partenaires. Cela a éveillé l’intérêt de la sexologue, d’autant plus qu’elle ne trouvait aucune étude sur le sujet. Elle a donc soutenu sa thèse à l’Université de Zurich sur ce thème. Aujourd’hui, elle publie un livre dans lequel elle montre comment les couples peuvent développer une relation saine avec la pornographie.
Pourquoi conseillez-vous aux couples de regarder des pornos ensemble?
Ursina Donatsch: Les pornos sont un excellent moyen de parler de sexualité. Ce sujet est trop souvent ignoré et reste un tabou dans de nombreuses relations. Commencer par «Parlons un peu de sexe» ne fonctionne pas pour beaucoup de gens. Mais si je demande à un couple de regarder un porno, ils s’assoient ensemble et trouvent assez facilement un sujet de discussion. Parfois, l’un des deux ne veut pas tout de suite dire ce qu’il aime regarder seul. Cela amène déjà la discussion à un point crucial.
C’est-à-dire?
Lorsqu’on leur pose la question, il arrive souvent que l’un des partenaires explique:
Cela ouvre la voie à une conversation utile qui permet de démystifier un préjugé largement répandu: il n’est tout simplement pas vrai qu’on regarde du porno pour combler quelque chose qui manque dans sa sexualité avec son partenaire. Mais ce n'est pas la seule discussion que le porno apporte.
Racontez-nous.
Les couples parlent de ce qu’ils aiment ou n’aiment pas dans leur sexualité. Ils abordent leurs désirs, fantasmes et préférences. Certains couples reviennent en séance en disant: «Finalement, on n’a même pas choisi de porno, mais on a parlé pendant des heures». Bien sûr, la consommation commune est aussi une option. Mon étude a confirmé qu'elle a un impact positif sur la sexualité du couple. Mais l’aspect le plus important réside dans l’échange qui en découle.
Les couples abordent-ils spontanément la question des pornos en thérapie?
Non, c’est à moi de soulever la question. Bien que presque tout le monde y soit confronté et que la disponibilité et la consommation aient considérablement augmenté, pratiquement personne n’en parle.
D’où vient ce tabou?
La consommation de pornographie fait partie de la solosexualité, c’est-à-dire de la masturbation. C’est une activité très intime.
Mais cela peut entraîner un sentiment de culpabilité et de confusion. Beaucoup de personnes sont satisfaites de leur sexualité en couple et ne comprennent pas pourquoi certains pornos les excitent. S’ils essaient de dissimuler leur consommation, cela suscite de grandes incertitudes chez l’autre partenaire.
Comment ces incertitudes se manifestent-elles?
Il s’agit principalement de la peur de ne pas être à la hauteur au lit.
D’un point de vue rationnel, les femmes savent que les pornos ne représentent aucune menace pour la sexualité de leur couple, mais la peur se déclenche dès qu’elles découvrent que leur partenaire en consomme. En réalité, il s’agit d’une forme de jalousie. Le problème, c’est le besoin de rester la personne la plus désirable aux yeux de son partenaire.
Comment réagissent les hommes lorsqu’ils prennent connaissance des inquiétudes de leur compagne?
Ils se sentent soulagés de pouvoir expliquer la situation. En règle générale, ils disent: «Les pornos n’ont rien à voir avec toi et avec nous.» Ce qui crée un fort sentiment de connexion et de proximité lorsque la partenaire comprend le rôle que jouent les pornos. Je les encourage toujours à changer de perspective. La question de l’estime de soi est aussi une préoccupation pour les hommes.
Il est important de comprendre que la solosexualité n’entre pas en concurrence avec la sexualité de couple. Les chiffres le montrent.
Que disent les chiffres?
Nous savons que plus de 98% des hommes et entre 70 et 80% des femmes regardent des pornos. Il n’est donc pas vrai que ces films ne sont consommés qu'hors des relations. Et c’est tant mieux. Tout ce qu’on investit dans la solosexualité et dans son identité sexuelle personnelle contribue à la satisfaction sexuelle en couple.
Les femmes sont souvent présentées comme passives ou soumises dans les pornos. En quoi cela serait-il bénéfique à une relation égalitaire?
Parce que le sujet est mis sur la table. Il s’agit de discuter de ce que l’on trouve excitant dans ces scènes. Cela n’a rien à voir avec l’intimité, l’amour ou la sexualité partagée. Il est avéré que, dans les films destinés à l’excitation personnelle, de nombreux hommes, mais aussi des femmes, se tournent vers des rôles inégaux. Cela n’a cependant rien à voir avec leur vision fondamentale des choses.
Comment expliquez-vous ce phénomène?
Cela touche à la question des personnes qui s'intéressent au BDSM ou qui ont ce genre de fantasmes. Il s'agit de se libérer du contrôle et de s’abandonner complètement, ce qui contraste avec la vie quotidienne où l’on doit toujours garder le contrôle. Ce phénomène est observé en général dans la sexualité et se reflète également dans les pornos.
De nos jours, beaucoup de jeunes sont exposés au porno très tôt. Quel est son impact sur leur sexualité et leurs représentations des rôles sexuels?
Les études montrent que l’influence négative n’est pas aussi forte que ce que l’on imaginait. Mais je plaide pour qu’on ne minimise pas la question des pornos chez les adolescents. Un adulte peut facilement distinguer le film de la réalité.
Les adolescents sont peut-être capables de faire cette distinction, mais leur problème, c’est qu’ils n’ont pas de comparaison. Ils regardent un porno avant d’avoir eu des expériences sexuelles réelles avec quelqu’un. C’est là le danger.
Comment faut-il réagir à cela?
Il ne sert à rien de diaboliser la pornographie. C’est une réalité à laquelle les jeunes sont confrontés. Ce qui est important, c’est la façon dont on les informe. Les jeunes doivent comprendre que les pornos ne sont pas des outils d'éducation sexuelle et qu’ils ne représentent pas la réalité. Ils doivent savoir que ce sont des idées et des fantasmes sexuels, et qu’ils peuvent aussi expérimenter leurs propres limites à travers eux. Mais pour pouvoir leur transmettre ce message, il faut engager des discussions.
Qui doit mener ces discussions?
Les parents ont un rôle crucial à jouer. Avec les jeunes enfants, c’est encore possible, mais cela devient plus difficile à l’adolescence. Les parents perçoivent bien lorsque leurs enfants ne veulent plus parler de sexe avec eux. Cependant, ils peuvent toujours transmettre des messages, par exemple sur le fait que les pornos peuvent susciter des émotions variées – à la fois excitantes et répulsives.
De plus, ils n’informent pas leurs enfants sur leur véritable fonction. Les pornos sont faits pour provoquer une montée de l’excitation. Les jeunes doivent le savoir; ils ont besoin de «compétences pornographiques», et ce sont les parents, ainsi que le système éducatif, qui doivent les leur transmettre.
Vous suggérez de parler de ce sujet dès l'enfance. Comment aborder la question des pornos avec des enfants?
Il est essentiel d’adopter une approche adaptée à l’âge. Pour les pornos, comme pour tous les autres aspects de la sexualité, je conseille de dire aux enfants juste ce qu’ils souhaitent savoir. Les parents sentent rapidement quand un enfant a eu suffisamment d’informations et quand il faut arrêter.
Cela commence par apprendre aux enfants à nommer correctement leurs parties génitales. Les parents peuvent aussi aider à déstigmatiser la question.
Comment?
Il faut faire disparaître la gêne autour de certains mots. Parler de «zone intime», «lèvres», «vulve». Cela peut sembler un peu inhabituel au début, c’est pourquoi il est important de s’entraîner à l'utiliser dans les conversations avec des adultes. Car comment aborder la sexualité de manière détendue avec un enfant si l’on n’y parvient même pas avec son propre partenaire? Il est donc essentiel de commencer à en parler d’abord dans le couple, puis avec d’autres personnes, et enfin avec ses enfants.
Traduit et adapté de l’allemand par Tanja Maeder