On savait bien qu'il avait mal. On voyait bien qu'il n'y arrivait pas. Mais on faisait tous semblant d'y croire. Tous autant que nous sommes, lâches et abandonniques.
Depuis les premières douleurs de vieillesse, bonjour tristesse, on avait cessé de croire au mythe du génie éternel, on avait tous compris que Roger Federer, même Lui, succomberait aux affres de la malfaisance ordinaire (fichu genou, dos cassé). Mais ce n'est rien de le savoir. Comment faire maintenant pour l'accepter?
On avait évidemment imaginé mieux, comme adieux, qu'une vidéo lugubre balancée un jeudi après-midi de rien de tout, entre deux nuages noirs et une couche de brouillard. Sale temps pour un enterrement... On avait imaginé les flashs, les pleurs et les fleurs, les raquettes déposées religieusement devant l'entrée du chalet de Lenzerheide, façon Elvis ou Amy Winehouse - comme tous ces créateurs qui sont partis, mais dont on dit qu'ils restent.
C'est notre consolation, maigre et piètre, en ce jour tant redouté (trois ans? cinq ans?): au départ à la retraite de Roger Federer, il subsiste l'œuvre du Maître. C'est le privilège de quelques sportifs rares, Jordan, Ali ou Zidane, d'avoir dépassé leurs bas instincts de compétiteur pour donner à leur carrière une dimension artistique, iconique (magique).
Parce que là, tout de suite, il y a la nostalgie des victoires, mais il y a surtout l'émotion des grands soirs. Cette façon de décocher des coups droits comme Guillaume Tell ses flèches, le port altier et le bras fort – sauf que Federer n'avait pas affaire à des pommes, Lui. Ce tennis délicieusement aristocratique, indéfinissable charme, à la fois old school et irrévérencieux.
Roger Federer et ses coups de Maître: l’amorti comme une douce caresse, balles traitresses. Le slice, son chef-d'œuvre: balles rasantes qui, comme des feuilles mortes, rampent sans bruit. La volée: giflée ou déposée, tendue ou biscornue.
La volée, encore un changement de paradigme: avant Lui, la montée au filet n'était guère qu'une fuite en avant, menée avec l’énergie du désespoir. Roger Federer lui a fait l’offrande d’un retour en grâce, genoux pliés en de galantes contorsions, comme on marquerait une révérence ou une pose.
A l'heure fatidique, ce souvenir-là rejaillit. Au moment de clore la question désespérément prosaïque du bilan comptable, obsession des cuistres et des gagne-petits, il y a sans doute mieux à imaginer de Roger Federer, avec du recul, que 20 trophées poussiéreux sur une cheminée qu'aucun d'entre nous ne verra jamais de ses yeux.
Il reste la fascination qu’a exercée Roger Federer durant toute sa carrière, partout dans le monde, à chaque fois qu’il a joué de son instrument à cordes, même si c'était parfois moins fort que Nadal et avec quelques fausses notes contre Djokovic. Il reste cet héritage inscrit au patrimoine affectif de l'humanité, tout ce que le Maître représente pour les générations futures. Pas un simple joueur. Pas un athlète. Pas même un champion. «Rodgeur» est the artist.
Même le vieux «Rodgeur» avait ce chic-là, un bandana qu'il portait comme la relique d’un temps où les mèches étaient rebelles, Jimmy Hendricks en version Isostar, une clameur qui l’entraîne, un public qui lui balance des tonnes de «Je t’aime». Sa dernière tournée pré-Covid fut un triomphe. Ovationné de tous pour sa maestria, des cols blancs de Wimbledon aux gilets jaunes de Paris. Certes décrié pour ses prises de position discrètes et ses pubs benêtes; mais les mêmes voix lui reprochent une image trop parfaite...
Sera-t-il considéré comme le plus fort? Sûrement pas. Comme le GOAT, the greatest of all time? C'est un autre débat que la mémoire collective aura grand mal à arbitrer. Tout le monde aime le beau. Tout être normalement constitué d’une âme et d’une paire de mirettes regarde passer les belles silhouettes, défiler les beaux paysages, voltiger Roger Federer.
Cette apologie du beau suppose une certaine vulgarité de la victoire, à tout le moins un rejet de sa doxa utilitaire, et donc, du résultat brut. Avec style, Roger Federer a combattu une certaine forme de tennis néolithique, axé sur l'optimisation des compétences et des échanges polis, des jeux bien comme il faut, sans outrecuidances ni chichis.
Roger Federer a brisé tous les codes, tactiques et vestimentaires, de la cohorte des suiveurs. Il s'est érigé en dandy face à la standardisation des genres, petite graine de slice sur une terre grasse, petits pas de danse dans un tintamarre de crissements et de couinements, petits polos blancs aux parures dorées dans une masse informe et fluorescente de trimeurs racés.
Si l'on ne juge que par l’élément factuel de la preuve, alors Nadal et Djokovic resteront les meilleurs. Si l'on considère l'œuvre, en termes de souffle, d’apport et d'esthétisme, alors Federer restera la référence.
Ce mérite est le sien: celui d'avoir vaincu des fébrilités de surdoué cabochard pour devenir un modèle d'élégance et de constance. Pour toutes ces fois où il s’est envolé vers des victoires aisées, nous avons oublié toutes les fois où l'ado colérique s'est cabré face au vent, a cassé ses raquettes de rage, pleuré de honte et de dépit. Parce qu'en plus, il a beaucoup bossé...
Au-delà du résultat final, il subsiste le souvenir. Le souvenir du beau et du juste. Du coup, on oubliera bien vite cette vidéo de vendeur d'assurances qui, un jeudi après-midi quelconque, a mis fin à l'une des plus belles épopées de l'histoire du sport. Ciao, Maestro!