On l'a décrit comme un caprice d'enfant gâté, un enfant privé de ballon, incapable de comprendre qu'il ne mérite pas de jouer, qu'il ne travaille pas assez pendant la semaine, et qui met la faute sur son prof rasoir et borné (Thomas Tuchel, entraîneur de Chelsea). En un sens, Romelu Lukaku a commis deux erreurs de communication.
Lukaku a présenté ses excuses pour avoir mal choisi son moment, dans un acte de contrition publique à la façon Bill Clinton – mais sans baisser son froc, noteront certains, puisqu'il n'exprime aucun regret sur le fond.
Ceux qui lui reprochent son esclandre n'y pigent rien aux caractères forts et aux vies compliquées. Ceux qui s'étonnent de sa réaction brutale n'ont pas lu I’ve Got Some Things to Say, le récit d'un ex-marmiteux dépenaillé dans The Player’s Tribune:
Son père était un footballeur, mais c'était fini pour lui, il n'avait pas un sou. Plongée dans les abîmes. Ils ont commencé par ne plus avoir de télévision. Puis plus de lumière, deux-trois semaines sans électricité. Puis plus d'eau chaude – une tasse chauffée au gaz pour la douche du soir. Un matelas par terre. Des rats dans la piaule, histoire de rappeler que Cosette n'était pas à plaindre.
Donc l'enfant gâté ne l'est pas. Peut-on même qualifier d'enfant un garçon qui, dans la nuit la plus complète, fait la promesse solennelle et silencieuse à sa mère prostrée qu'un jour elle ne pleurera plus devant ses briques de lait? Il avait six ans. Il voulait, il savait que «ça» arriverait.
Il raconte comment il a joué chaque match, dans chaque rue, dans chaque parc, dans chaque arrière-cour, «comme si c'était une finale». «A chaque fois que je tirais, j’essayais de déchirer la balle. De toutes mes forces. Pas de tir en finesse. Je ne m’amusais pas. Je voulais tuer.»
Moqueries. Il était colossal. Les soupçons sur son âge. Ses grands pieds dans le ballon crevé. Tous ces gens qui voulaient voir ses dents. Ce jour où, de rage, il balance sa carte d'identité dans la meute des parents médisants. Et «le sang qui bouillit» dans ses veines, cette phrase qui remonte sans cesse: «Oh, maintenant, je vais encore plus me faire ton fils. Tu vas le ramener en larmes à la maison».
A 12 ans, il a déjà marqué 76 buts en 34 matchs. «Tous avec les chaussures de mon père. Une fois qu’on a eu la même pointure, on a pris l’habitude de se les partager.» A l'instinct du tueur, il a substitué celui du buteur. Les vrais chasseurs de buts diront que c'est pareil.
Il a tenu sa promesse. A seize ans, les recruteurs du Lierse SK le choisissent pour sa hargne et maman n'a plus à s'en faire pour le réfrigérateur. Aujourd'hui, Romelu Lukaku est un homme riche. Le montant total des transactions qui l'ont conduit successivement à Anderlecht, Chelsea, Everton, Manchester United, l'Inter Milan, puis retour à Chelsea, s'élève à 327 millions d'euros. Record historique.
A lui seul, Chelsea en a déboursé 115 pour le rapatrier cet été, sept ans après que José Mourinho, l'entraîneur de l'époque, l'ait laissé filer en lui souhaitant «bonne chance», parce qu'il le trouvait trop égoïste et pas assez aux ordres (il a eu la même perspicacité avec Mohamed Salah et Kevin de Bruyne, également partis de Chelsea).
Mais depuis quelque temps, Lukaku ne jouait plus beaucoup. Quand il est revenu de blessure, la place était occupée. Comment un homme comme lui, avec sa hargne, son passé, aurait-il pu l'accepter tranquillement, en sirotant un thé sur le banc de touche?
Les experts de la communication institutionnelle auront raison d'arguer qu'il aurait mieux fait de se taire, mais que dire des critiques, aussi, quand elles le sermonnent comme une petite terreur de bac à sable? Parce que si Lukaku ne jugeait pas important de s'exprimer, il vivrait toujours dans un gourbi. Et s'il n'était pas un peu direct, il n'aurait pas marqué 320 buts en carrière, à seulement 28 ans.
L'Equipe a eu la belle idée de le comparer à Mohammed Ali, «avec un tour de poitrine calculé à 116 cm et un tour de taille de 84 cm, ce haut du corps massif (...) qui lui confère un avantage énorme dans les duels».
Mais il y a aussi du Mohammed Ali dans le maintien, ce petit air de défi, menton haut, regard noir et plissé, avec une pointe de douceur au fond des prunelles. Ali avait une façon bien à lui de se croire invincible, comme Lukaku: «Je me suis déjà battu contre un alligator, j'ai déjà lutté avec une baleine. La semaine dernière, j'ai tué un rocher, blessé une pierre, et envoyé une brique à l'hôpital. Je suis tellement méchant, je rends la médecine malade».
Ali disait aussi que «qui n'a pas d'imagination n'a pas d'aile». Un gosse en caleçon troué qui promet à sa mère en pleurs que dans dix ans, elle n'aura plus à s'inquiéter de rien, serait facilement capable de combattre un alligator. Alors, imaginez-le face à un gringalet comme Thomas Tuchel.