«De la mer au Jourdain, la Palestine sera libre.» Ce slogan a fait couler beaucoup d’encre depuis son apparition dans les mouvements propalestiniens post-7 Octobre. Emprunté à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui l’avait forgé dans les années 60, il sent le soufre. Les partisans de l’existence de l’Etat hébreu, créé en 1948 suite au plan de partage de l'ONU l'année précédente, y voient une menace pour sa survie. Ils n’ont pas tort. «De la mer au Jourdain…» signifie bien la fin d’Israël sous sa forme actuelle au profit d’autre chose. Mais de quoi?
Tous, chez les soutiens de la cause palestinienne, Israël bombardant Gaza depuis près de huit mois et faisant à présent l’objet de graves accusations de la part du procureur de la Cour pénale internationale, ne semblent pas comprendre le slogan de la même façon. C’est le cas parmi les professeurs ayant récemment pris parti pour des mouvements d’occupation solidaires avec Gaza.
Ainsi, dans une interview accordée à watson, Bernard Voutat, professeur à la faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne (Unil), interrogé sur la signification du slogan controversé, affirme:
Vraiment? Le sens accordé par Bernard Voutat à la «punchline» ne correspond pas à celui qu'y ont manifestement mis beaucoup des occupants des campus ces derniers mois. Le professeur de sciences politiques laisse entendre que «de la rivière à la mer» renverrait aux frontières de 1967, celles d’avant la guerre des Six Jours et l’annexion de territoires palestiniens par Israël, dont Jérusalem-Est. Il paraît bien seul à voir les choses sous cet angle.
Son collègue des SSP, Joseph Daher, les voit différemment. Ce professeur, qui ne cache pas sa proximité avec la gauche «anticoloniale, anti-impérialiste et antiraciste», a donné dans le quotidien genevois Le Courrier le sens réel, selon lui, du slogan:
Dans cette vision, «De la mer au Jourdain» signifie la disparition d’Israël en tant qu’Etat juif, tel qu’il découle du projet sioniste formé au 19e siècle, à l'époque des pogroms en Europe de l'Est. Or, vouloir démanteler l’Etat hébreu, «une communauté juive», c’est être antisémite, selon la définition établie en 2016 par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), adoptée par 31 Etats, dont la Suisse. Les antisionistes historiques ne sont pas de cet avis.
Pour Joseph Daher – qui n’a pas souhaité répondre aux questions de watson –, ce n’est pas être antisémite que de prôner la fin de l'actuel Israël au profit d’un retour à la «Palestine historique» d’avant 1947, où juifs, chrétiens et musulmans vivraient ensemble.
Ce n’est pas être antisémite, c’est être anticolonial. Joseph Daher l’affirme dans une conférence d’une quarantaine de minutes postée sur YouTube, donnée à des militants propalestiniens au troisième jour de l’occupation du bâtiment Géopolis de l’Unil, le 4 mai.
Evoquant le sort des Palestiniens, il parle d’un «massacre quotidien», d’«une guerre coloniale qui dure depuis plus de 75 ans à bien des égards». Dans sa conférence, Joseph Daher condamne toute manifestation d’antisémitisme et demande à son auditoire de ne pas insister sur la notion de «lobby sioniste», selon lui l’effet plus que la cause.
Cette cause est à chercher, dit-il en substance, dans la volonté des Etats-Unis de disposer avec Israël d’un «pion» au Moyen-Orient. De la même façon, ajoute-t-il, qu’il importait au Royaume-Uni d'avoir un relais dans la région, le foyer national juif né de la Déclaration Balfour de 1917. Pour Joseph Daher, keffieh rouge et blanc autour du cou partout où il apparaît en militant de la cause palestinienne, tout, dans cette histoire, serait colonial. Avant de finir par s’imposer dans les consciences juives, le projet sioniste avait été «ultra-minoritaire», dit-il.
Il compare Israël, non pas à l'Algérie française, mais plutôt à une «colonie de peuplement», qui rappellerait l’histoire des Etats-Unis, du Canada ou encore de l'Australie, avec pour but d’«éliminer» les populations locales, de les regrouper, du moins, dans des «réserves».
Les attaques du 7 octobre ne sont pas, selon lui, antisémites. Toute autre population, de quelques religion ou couleur de peau que ce soit, occupant un territoire qui n’est pas le sien, aurait pu connaître le même sort ce jour-là, soutient-il. Le professeur dresse une analogie entre ce fait tragique et un «massacre» perpétré par des indépendantistes angolais sur des «colons blancs» dans les années 60, ajoutant que, là aussi, ces Blancs n’étaient pas visés en tant que Blancs.
Joseph Daher réfute l’existence d’un antisémitisme au Moyen-Orient. Il ne nie pas qu’il y ait une haine «anti-juive», mais elle est, à l'entendre, une réaction au fait colonial se revendiquant comme juif. Il illustre son propos en évoquant le soutien apporté par le réformateur musulman Mohamed Rida au capitaine Dreyfus à la fin du 19ᵉ siècle. C’est le sionisme qui nourrira chez lui des sentiments anti-juifs, affirme-t-il.
Dans son exposé, Joseph Daher omet de mentionner la littérature antisémite de facture islamiste, qui tient les juifs pour un peuple «maudit par Dieu». Peuple qui, on s'en doute dès lors, n'aurait aucun droit à faire valoir sur une terre ayant Jérusalem, troisième lieu saint de l'islam, pour capitale – les colons juifs de Cisjordanie se prévalent eux aussi des écritures saintes.
Au-delà de la conférence du professeur Daher et indépendamment du soutien que chacun peut témoigner à la population de Gaza, on est saisi par l'absence de prise en compte des massacres du 7 octobre dans les mouvements d'occupation des universités. Comme si les «crimes de guerre» et «crimes contre l'humanité» dont le procureur de la CPI accuse désormais Israël devaient effacer les attaques du Hamas, pourtant qualifiées des mêmes chefs par le magistrat. Comme si nommer les souffrances juives du 7 octobre, c'était admettre une culpabilité palestinienne et reconnaître des droits à Israël.
Dans leur lettre de soutien, début mai, au mouvement d'occupation de l'Unil, les quelque 400 personnels enseignants signataires ne mentionnaient ni le 7 Octobre, ni les otages à Gaza, des rappels qui n'auraient nullement altéré la condamnation des bombardements meurtriers de Tsahal. Un professeur signataire de la lettre avait expliqué à watson la raison, selon lui, de ces omissions:
Le mouvement étudiant propalestinien s'est manifesté par sa radicalité, qui dit autre chose que la revendication d'un cessez-le-feu immédiat. Les révélations du Temps, vendredi 24 mai, sur des menaces proférées contre des étudiants de l'EPFL, ni juifs, ni israéliens, qui tentaient d'apporter de la diversité de point de vue dans la lutte, témoignent d'une évolution inquiétante du combat politique. Aurions-nous assisté à cette mobilisation de la gauche universitaire, sans équivalent ces quarante dernières années, si Israël n'était pas en cause?
A titre de comparaison, la répression qui s'est abattue sur la jeunesse iranienne suite à la mort de Mahsa Amini en septembre 2022, n'a suscité ni mobilisation étudiante, ni lettre de soutien de professeurs. Comment interpréter ce silence face aux menées meurtrières de la République islamique? Parce que l'Iran est l'ennemi de l'«impérialisme occidental»? Parce qu'il ne faut pas «stigmatiser les musulmans»? Sollicitée par watson sur l'apathie du monde universitaire lausannois dans le cas iranien, la doyenne de la faculté des sciences sociales et politiques de l'Unil, Nicky Le Feuvre, a répondu:
Samedi soir lors de la remise des prix, le Festival de Cannes a eu des mots pour les enfants de Gaza «tués dans leur sommeil», pour les otages aux mains du Hamas, pour les persécutés du régime iranien.