Le 8 décembre, après 24 ans de règne, le dictateur syrien Bachar al-Assad a fui le pouvoir. Le lendemain, le Tribunal administratif fédéral de Saint-Gall a pris une décision retentissante, examinant la plainte de Ghada Adib Mhana, la tante d’Assad. Âgée de 76 ans, elle réclamait l’accès à ses millions bloqués en Suisse pour quitter la Syrie et s’installer à Dubaï.
Dans sa plainte, Ghada se décrit comme une «femme âgée menant une vie paisible» et sans aucun lien avec les affaires politiques ou économiques syriennes. Pourtant, en tant que veuve de Mohamad Makhlouf, oncle maternel d’Assad et patriarche du puissant clan Makhlouf, elle est restée associée aux réseaux économiques du régime.
Après avoir hérité d’un compte conjoint chez HSBC à Genève, elle a tenté de retirer ses fonds en 2022, mais les sanctions européennes et suisses l’ont empêchée d’y accéder. Ces sanctions, adoptées dès 2011 lors de la répression brutale du Printemps arabe, visaient à priver l’élite syrienne de ressources financières. Les autorités craignaient que ces millions ne servent à financer les exactions du régime.
Le Tribunal administratif fédéral a rejeté sa plainte, affirmant que son appartenance au clan Makhlouf suffisait à justifier les sanctions. Malgré sa séparation de son mari, Ghada restait liée au système financier familial.
Les gouvernements voulaient éviter que les richesses de Makhlouf ne soient transmises à la génération suivante. Bien que les fils du patriarche aient signé une déclaration renonçant à réclamer des fonds en Suisse, les autorités craignaient toujours que les millions de Genève servent aux atrocités du régime. Ghada Mhana a plaidé qu’elle menait une vie autonome depuis 2016, période où son mari vivait avec sa seconde épouse et leur fils. Elle dénonçait une décision arbitraire privant une vieille femme de son argent simplement à cause de ses liens familiaux.
Le Tribunal administratif fédéral a cependant estimé que, selon les règles des sanctions, il suffisait d’être membre du clan Makhlouf, qui contrôlait le système économique syrien, pour être visé. Bien que Ghada Mhana ait vécu séparée du patriarche, elle restait liée à son système financier, formant avec lui une communauté conjugale. La plainte a donc été rejetée.
Pour le grand public, comprendre le système syrien est difficile. La plupart des membres du clan n’ont même pas de photos en ligne, préférant exercer leur pouvoir discrètement. Des exceptions existent, comme les petits-enfants Mohammad et Ali, qui exhibent leur richesse sur Instagram.
Néanmoins, le Tribunal administratif fédéral connaît bien le réseau de pouvoir de l’ancienne élite syrienne, ayant déjà étudié plusieurs cas similaires impliquant des oligarques du clan Assad-Makhlouf. Tous ont tenté sans succès de débloquer leurs avoirs gelés en Suisse.
Mohamad Makhlouf, patriarche du clan, est une figure clé de l’ascension économique du régime. Dans les années 1970, il a profité du coup d’Etat d’Hafez al-Assad, son beau-frère, pour obtenir des monopoles sur des secteurs stratégiques comme le pétrole, le tabac et les banques syriennes. En 2002, il ouvre un compte chez HSBC à Genève, utilisant un passeport diplomatique attestant de son rôle au sein du ministère syrien de l’Economie.
Lorsque les sanctions ont été instaurées en 2011, Makhlouf a tenté de transférer 10 millions de dollars en Syrie, prétextant un investissement. Les autorités suisses ont bloqué la transaction, suspectant une manœuvre pour contourner les sanctions.
Rami Makhlouf, 55 ans, fils de Mohamad et cousin de Bachar, est longtemps resté l’homme le plus riche de Syrie, avec une fortune estimée à trois milliards de dollars. Présenté comme un entrepreneur brillant, il a bâti son empire sur le réseau mobile Syriatel et des licences exclusives pour des zones de duty-free.
Ces privilèges découlaient directement du système corrompu établi par son clan. En 2020, Rami a perdu la faveur du régime après un conflit avec la première dame syrienne, Asma al-Assad, concernant des redistributions de profits. Il a alors publiquement critiqué le régime sur Facebook, révélant au passage des astuces pour contourner les sanctions via des sociétés-écrans.
Ces informations ne sont pas fausses, mais elles donnent une image déformée de la réalité. En réalité, il doit tout au système corrompu. Lorsque l'ancien dictateur Hafez Al-Assad est mort en 2000 et a transmis le pouvoir à son fils Bachar, le pouvoir économique a également été transmis à la génération suivante chez les Makhlouf.
Rami Makhlouf a ainsi obtenu une licence exclusive pour son réseau de boutiques hors taxes, qui organisait le flux de marchandises dans tout le pays. De même, le développement de Syriatel n'était possible qu'avec une licence d'État. Il contrôlait également des sociétés d'aviation, de pétrole, de construction, d'importation et d'immobilier.
C'est ainsi que Rami Makhlouf est devenu l'homme le plus riche de Syrie dans les années 2000. Sa fortune est estimée à trois milliards de dollars. Il faisait partie de l'entourage d’al-Assad et était responsable de la gestion économique du pays, comme l'a établi le Tribunal administratif fédéral dans une décision de 2015. Le TAF a ainsi confirmé les sanctions prises à son encontre et lui a refusé l'accès à son compte en Suisse, qu'il gérait en francs.
En 2020, un événement extraordinaire s'est produit: Rami Makhlouf a perdu le soutien du régime syrien. Différentes enquêtes de presse indiquent que ce serait à cause d'une dispute avec la première dame syrienne, qui exigeait des Makhlouf des contributions plus élevées aux bénéfices. Elle était sous la pression d'hommes d'affaires syriens qui ne pouvaient pratiquement plus gagner d'argent à côté.
Rami Makhlouf a alors ouvert un compte Facebook et publié des vidéos dans lesquelles il critiquait le régime. Il a également révélé qu'il était très facile de contourner les sanctions en utilisant des couvertures.
Autre cousin d’Assad, Hafez Makhlouf gérait les opérations du renseignement syrien, y compris la répression sanglante des manifestations. Bien qu’il ait tenté de minimiser son rôle en affirmant s’occuper uniquement de la lutte contre les faux médicaments, le Tribunal administratif fédéral a rejeté sa défense. Il aurait également falsifié un document pour appuyer ses déclarations.
Malgré ses tentatives pour débloquer ses avoirs en Suisse – notamment trois millions de francs chez HSBC –, ses demandes ont été refusées.
Bushra al-Assad, souvent décrite comme plus intelligente que ses frères, a quitté la Syrie pour Dubaï dès le début du conflit, arguant de son éloignement du régime.
Cependant, le Tribunal administratif fédéral a estimé que son départ était davantage motivé par la recherche d’une meilleure éducation pour ses enfants que par un réel désaveu politique. Ses plaintes pour obtenir l’accès à ses fonds en Suisse ont également été rejetées.
La fuite de Bachar al-Assad à Moscou a marqué un tournant dans l’histoire du clan. Certains membres, comme Ihab Makhlouf, ont tenté d’échapper au chaos. Ihab, cousin d’Assad, a été tué par des rebelles lors de sa fuite vers Beyrouth. D’autres, réfugiés à Dubaï, se présentent désormais comme opposants au régime, malgré leur implication passée.
La Suisse reste un acteur central dans ces affaires, notamment en raison de la concentration des fonds du clan chez HSBC à Genève. L’avocat genevois Eric Hess, représentant plusieurs membres du clan, a systématiquement refusé de commenter ces cas, invoquant le secret professionnel.
Les jugements suisses offrent un aperçu unique des mécanismes financiers d’un régime autoritaire. À travers ces affaires, la Suisse s’affirme comme un acteur clé dans l’application des sanctions internationales, révélant les limites des tentatives des élites syriennes pour protéger leur fortune. Les millions gelés à Genève témoignent de la lutte contre l’impunité des anciens oligarques du régime Assad.
Traduit de l'allemand par Anne Castella