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Politiciens et médias ont traîné dans la boue Christiane Brunner

La campagne de diffamation à l'encontre de la politicienne Christiane Brunner avait fait scandale en 1993. Aujourd'hui, une telle situation serait «impensable».
La campagne de diffamation à l'encontre de la politicienne Christiane Brunner avait fait scandale en 1993. Aujourd'hui, une telle situation serait «impensable».Image: Keystone / Severin Bigler

Pourquoi politiciens et médias ont traîné dans la boue cette Romande

Une campagne de diffamation a empêché Christiane Brunner d'être élue conseillère fédérale en 1993. Une telle affaire serait impensable aujourd’hui. La majeure partie des instigateurs reconnaissent leur responsabilité, mais l'un d'entre eux reste silencieux.
14.06.2025, 11:5814.06.2025, 11:58
Catherine Duttweiler* / ch media
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Lorsqu’en janvier 1993, la militante syndicale et féministe annonça sa candidature au gouvernement, les réactions furent d’une violence inouïe. Au Palais fédéral, on se moqua de son apparence, la comparant à une serveuse du quartier chaud des Pâquis à Genève. Le chroniqueur de Ringier, Jacques Pilet, n’hésita pas à la qualifier de «Toyota Starlet», une comparaison peu flatteuse.

Les politiciens conservateurs la critiquèrent pour son choix vestimentaire, préférant des bottes à des stilettos et refusant les tailleurs-pantalons. Ce détail semblait plus important que l’histoire tragique de sa jeunesse: lorsqu’elle était jeune, un camion l’avait écrasée alors qu’elle roulait en vélomoteur, la mutilant gravement. Mais peu importait cette souffrance passée.

Cette juriste de renom, qui à 30 ans, avait remporté la première action en justice pour l'égalité salariale devant le Tribunal fédéral, a été discréditée à cause de son apparence et de son mode de vie, considérés à l'époque comme scandaleux par les milieux conservateurs.

Echec après une campagne de dénigrement : Christiane Brunner le 10 mars 1993 au Palais fédéral, après qu'elle n'a pas été élue au Conseil fédéral.
Echec après une campagne de dénigrement: Christiane Brunner le 10 mars 1993 au Palais fédéral, après qu'elle n'a pas été élue au Conseil fédéral.Image: keystone

Divorcée, elle vivait avec son second mari et leurs cinq garçons: son fils biologique, leur fils adoptif et les enfants de son époux. Le Blick en avait fait la une d'un de ses journaux. Des dizaines de milliers de femmes étaient descendues dans la rue après que Christiane Brunner n’a pas été élue, victime d’une campagne de diffamation.

Difficile d’imaginer que des faiseurs d’opinions puissent s’exprimer aujourd'hui de la même manière sans se discréditer. Il est tout aussi improbable que les grands médias suisses publient encore des critiques aussi misogynes.

Manifestation en faveur de Christiane Brunner devant le Palais fédéral lors de l'élection du Conseil fédéral le 10 mars 1993.
Une image des manifestations en faveur de Christiane Brunner devant le Palais fédéral lors de l'élection du Conseil fédéral, le 10 mars 1993.Image: Keystone

Une lettre calomnieuse en circulation

Plusieurs des personnes ayant été impliquées dans l'affaire se distancient de leurs déclarations faites à l'époque. Après les premières attaques contre Brunner, la situation avait dégénéré en véritable campagne de diffamation. Pendant plusieurs jours, une lettre anonyme avait circulé sous la Coupole fédérale, l'accusant d’avoir «avorté illégalement» et d'avoir fait des photos de nu.

La missive diffamatoire avait, dans un premier temps, été ignorée, et à ce jour, on ne connaît toujours pas l’identité de son auteur. En revanche, on sait qui a choisi d’en divulguer le contenu et d'en faire un scandale.

C'est Thomas Suremann, journaliste du Blick, qui a relayé l'affaire le premier. Pendant plusieurs jours, il avait tenté de trouver des politiciens prêts à commenter la lettre, en vain: personne ne voulait se prononcer sur des accusations anonymes. Finalement, c’est Christian Kauter, secrétaire général du PLR de l’époque, qui a pris la parole sur les rumeurs et qui a demandé au Parti socialiste une «déclaration».

Les concernés biens embarrassés aujourd'hui

Aujourd'hui, il fait preuve d'autocritique. Selon lui, l’«ambiance conservatrice» qui régnait à l’époque a profondément changé, à l’exception de certains cercles de l’UDC. Il déclare:

«De telles déclarations dénigrantes à l’encontre d’une candidate au Conseil fédéral ne seraient aujourd’hui plus du tout acceptables»

Werner de Schepper, alors journaliste pour l’agence de presse Schweizerische Politische Korrespondenz  (qui n'existe plus aujourd'hui), cherchait lui aussi des déclarations percutantes, et les a obtenues un jour après le Blick  auprès de Carlo Schmid, président du Parti démocrate-chrétien de l’époque, actuel Centre.

Selon lui, même les accusations anonymes méritaient une prise de position de la part des candidats au Conseil fédéral: ils devaient «dissiper tout doute». Et d’ajouter, en référence au scandale qui avait fait rage à l'époque autour du prince Charles et de ses appels téléphoniques érotiques:

«Je ne veux pas de situations à la Windsor en Suisse»

Carlo Schmid s’est justifié, par la suite, en expliquant qu’il avait été assailli de questions suggestives, mais qu'il a su faire preuve de grandeur: il a présenté ses excuses et a démissionné peu après de la présidence de son parti. Six ans plus tard, lors de son discours d’investiture à la présidence du Conseil des Etats, il a réexprimé ses regrets devant Christiane Brunner, évoquant une «erreur de jugement» de sa part, une prise de recul qu’il assume encore aujourd’hui.

Le journaliste Werner de Schepper exprime, lui aussi, ses remords face aux «conséquences terribles» de cette campagne de diffamation. Avec le recul, il aurait dû «enquêter plus sérieusement sur l’origine des rumeurs anonymes».

L'imagination débordante de Ziegler

Mais l'un des responsables au centre de l'affaire, le conseiller national genevois et professeur de sociologie Jean Ziegler, refuse aujourd'hui de s'exprimer. A l’époque, il s'était senti menacé par le succès de sa concurrente socialiste.

Jean Ziegler.
Jean Ziegler, conseiller national genevois et professeur de sociologie.Image: Severin Bigler

Il avait affirmé devant plusieurs politiciens et journalistes, y compris l’autrice de ces lignes, que les photos dénudées existaient bel et bien, et les avait décrites avec une imagination débordante: on y aurait vu une orgie dans un foyer pour femmes à Genève, où Christiane Brunner danserait nue sur une table, une bouteille de champagne en équilibre sur la tête.

Aussi absurdes qu'aient été ses déclarations, elles contribuèrent néanmoins à ancrer chez certains élus conservateurs la conviction que ces photos existaient, au point même de les commenter. Ziegler a présenté ses excuses quelques mois plus tard, à l’issue d’une enquête interne au parti, évoquant des «propos irréfléchis» au sujet de clichés qu’il n’avait jamais vus. Depuis, il garde le silence, tout comme Thomas Suremann, qui, peu après le scandale, est entré dans l’administration fédérale avant de prendre une retraite anticipée.

Vinzenz Wyss, spécialiste des médias, fait de son côté une observation:

«Quand sexe, pouvoir et une fonction élevée se mélangent, une certaine logique médiatique prend le dessus»

«Dès qu'une personnalité prend de la place, il existe toujours quelqu'un qui est prêt à se venger», ajoute-t-il en référence aux cas de Jolanda Spiess et Sanija Ameti, plus récemment. Et il y aura toujours un média prêt à décrocher le «scoop».

Seule consolation face à cela: aujourd’hui, les rumeurs et les commentaires haineux circulent principalement sur les réseaux sociaux. Certes, ils peuvent y prendre une certaine ampleur, mais, selon Vinzenz Wyss, leur «durée de vie» est plus courte, leur impact moindre, et ils sont généralement pris avec plus de distance. Souvent, ces contenus restent confinés à la bulle algorithmique de ceux qui les partagent.

Aujourd'hui, les discussions sur l'apparence des femmes ou sur la question de leurs compétences pour accéder à des postes élevés ne sont plus un objet sérieux de débat. En grande partie grâce à des pionnières comme Christiane Brunner.

*Catherine Duttweiler est l'autrice du bestseller Pardon Monsieur. Chronique d'une élection turbulente au Conseil fédéral, publié en 1993.

Traduit de l'allemand par Anne Castella

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