Des jours durant, Beat Kälin attend, sans savoir exactement ce qu'il attend. De neuf heures du soir à neuf heures du matin, il monte la garde. Parfois, un lièvre passe en clopinant, parfois il voit des marmottes et même des bouquetins.
Aucune présence humaine ne vient troubler le silence de l'alpage de Weritz. Le reporter fixe fermement son regard sur le petit Nesthorn et le village valaisan de Blatten, en contrebas. Sa caméra et son drone sont toujours à portée de main. Au petit matin, son collègue Roger Lips le remplace pour la relève du jour.
Neuf jours plus tard, aux premières heures du 28 mai, tout s'accélère. Kälin observe une importante fragmentation pendant sa permanence. Lorsque Lips arrive pour son tour d'observation, il reste avec lui sur l'alpage. Il ne se passe rien pendant longtemps. Ce n'est que vers trois heures de l'après-midi qu'une grande fissure se forme sur le côté droit du glacier et ne cesse de s'agrandir. Le cadreur informe la SRF et la cellule de crise.
Il faut agir vite: Kälin envoie Lips dans la vallée avec son drone. A peine sur place, l'accident se produit. D'abord du côté gauche, puis peu de temps après du côté droit, avec une avalanche d'éboulis, de glace, de pierres et de rochers. La masse glisse vers le bas et de l'autre côté, 200 mètres en amont de la vallée.
Kälin ressent une forte onde de choc, le sol vibre. Il apprend plus tard que l'éboulement a provoqué un séisme d'une magnitude de 3,1. Un nuage de poussière se forme, épais comme un mur. Et Lips est toujours dans la vallée. Kälin se rappelle:
Bien qu'il soit réveillé depuis 18 heures à ce moment-là, il n'a pas du tout sommeil. Son corps est sous adrénaline. Heureusement, peu après, son collègue peut le rassurer: il n'a certes rien vu depuis sa voiture à cause de la poussière, mais il se trouve en sécurité.
WATCH - a #glacier collapse covers 90% of the Swiss village of #Blatten with mud, rock and debris. Permafrost loss in the Alps has been known to adversely impact the stability of mountain rock. Sadly, it is likely that #climate change played a role in its collapse.
— Derek Van Dam (@VanDamCNN) May 29, 2025
🎥: SRF pic.twitter.com/zcfuFS4bKR
Beat Kälin a fondé BRK News, une société de production en Thurgovie, où elle a longtemps eu son siège social. Spécialisée dans les faits divers, BRK News fournit aux entreprises de médias en Suisse et à l'étranger des images et des vidéos d'accidents, d'incendies, de crimes, d'interventions policières ou de catastrophes. «La plupart du temps, on est les premiers sur place», explique le Thurgovien. Une fois les images dans la boîte, ils repartent aussi vite qu'ils sont arrivés.
La SRF les a mandatés le 19 mai et les a envoyés en Valais. A la base, pour seulement deux jours. Mais la mission s'est prolongée et les acolytes sont devenus plus que des reporters.
Le deuxième jour, ils ont reçu un appel de l'état-major de crise, interpellé par un reportage diffusé par la SRF. Grâce aux images d'une caméra à vision nocturne, des deux reporters, l'état-major a pu observer le glacier en continu. L'équipement de Beat Kälin et Roger Lips est ainsi devenu un élément central pour la direction d'intervention.
Kälin et Lips ont été intégrés dans la structure de l'état-major de conduite et ont eu accès à des secteurs très sensibles. «Une situation totalement nouvelle», raconte le caméraman. Ces informations confidentielles auraient pu leur inspirer de nombreuses histoires, mais pas question pour lui de profiter de la crise:
Jusqu'au bout, Kälin et Lips ont espéré que le glacier continuerait à ne se détacher que par petits morceaux et que l'on pourrait ainsi garder le contrôle des événements. Mais le 28 mai, ils sont contraints d'immortaliser le pire des scénarios. Leurs séquences font le tour du monde. S'il avait filmé à titre privé, il pourrait être aujourd'hui un homme riche, confie l'Alémanique.
Mais pour lui, la continuité passe avant le reste. BRK News ne se finance pas que par la vente ponctuelle de prises de vue d'événements. Elle propose aux médias un service «feux bleus» sur le modèle d'un abonnement. Au sujet de la nature de son métier, Beat Kälin explique:
A chaque intervention, il imagine ce qui se passerait si lui ou un de ses proches était concerné. Il poursuit:
Le jour de l'éboulement, deux familles de Blatten viennent voir les reporters. Elles demandent les images du drone, veulent savoir si leur maison est toujours debout. L'une pousse un «ouf» de soulagement: sa maison a été épargnée par la masse glaciaire. L'autre n'a pas eu cette chance. Ses membres éclatent en sanglots.
Comme souvent dans son métier, Kälin se répète intérieurement: «Je n'y peux rien. Je suis innocent». Voilà qui, dit-il, l'aide un peu à prendre ses distances face à ces destins difficiles, jour après jour.
(Adaptation en français: Valentine Zenker)