Madame Amherd,
L’annonce de votre départ, ce mercredi 15 janvier, a en partie éclipsé les propositions faites lors de cette même conférence de presse. Mais laissez-moi revenir sur un point, cette idée d’obliger les femmes à participer à une journée d’information sur l’armée. Pour «susciter des vocations». Car, et vous le dites vous-même, afin de garantir les ressources de l’armée et de la protection civile, il faut plus de monde. Et donc tenter de faire du pied aux femmes, «qui ne connaissent pas les possibilités offertes» et qui, «mieux informées, pourraient décider si elles veulent ou non faire leur service».
Tout d’abord, permettez-moi de vous signaler que de très nombreuses femmes (peut-être pas toutes, allez, soyons fair-play) savent très bien de quoi il s’agit. Nous avons chacune un frère, un cousin, un oncle, un père, des amis, des collègues, bref, des hommes dans notre entourage pour nous raconter leur expérience. Nous avons accès à internet, la télé, la radio, la presse, de la littérature (plus ou moins) neutre sur le sujet. Il n’est pas nécessaire de nous planter des gradés largement acquis à votre cause pour faire de la propagande. Si l’on veut être renseignée sur le sujet, les moyens ne manquent pas. D’ailleurs, celles qui servent dans l’armée ont forcément réussi à s’informer sur le sujet sans votre «aide». Merci de ne pas nous prendre pour des imbéciles.
Tenez, laissez-moi partager quelques anecdotes que m’ont racontées des hommes de mon entourage. Prenons Gianni. Il travaille dans une petite équipe, au sein d'une petite entreprise, dans laquelle la moindre absence se fait sentir en termes de charge de travail pour ses collègues. Gianni doit faire ses cours de répétition. Sur le groupe WhatsApp qu’il partage avec ses collègues, il envoie des photos de lui, ivre à 11 heures du matin, à jouer aux cartes en buvant de la Suze.
Super, bravo Gianni. Et merci Madame Amherd. On est ravis de savoir à quel point l’armée fait du bon boulot. En cas d’attaque, on croise tous fort les doigts pour que Gianni et ses camarades ne soient pas ceux qui devront «protéger le pays»; sinon, notre espérance de survie ne dépassera pas le quart d’heure.
Il y a aussi Fred. Lui aussi a dû «vider des cartouches» en tirant dans le néant. Et vous savez ce qu’il s’est passé? Fred et ses camarades ont mis le feu à une forêt. Ils ont ensuite regardé les pompiers éteindre leurs conneries. «Imagine, ce sont tes impôts qui ont payé les munitions», explique-t-il, amusé. Il est vrai qu’il est particulièrement drôle de cramer une forêt en tirant des cartouches «à neuf francs la balle», précise-t-il, avec la bénédiction de l’armée.
Prenons encore une histoire que m’a racontée Paul. Un de ses camarades s’est tout simplement tiré une balle dans le pied. Au sens propre! Parce que l’armée, c’est mettre des armes létales dans les bras de gamins qui, pour beaucoup d’entre eux (pas tous, là encore, soyons fair-play), n’ont pas très envie d’être là. Ils ont leurs propres projets. Des études, des voyages… Ils ont 18 ou 20 ans et vous leur prenez plusieurs mois de leur vie, une éternité à ces âges, pour «servir». Certains préfèrent le service civil que de se déguiser en Rambo pour partager des dortoirs avec d’autres gosses. Mais comme ils sont trop nombreux à vouloir éviter l’école de recrue pour faire ce service, vous avez serré la vis. Vous voulez que ces jeunes fassent l’armée, et aujourd’hui, vous voulez amadouer les femmes pour qu’elles s’y collent aussi…
Il y a notamment un argument qui ressort: l’égalité. C’est vrai, si les hommes sont obligés de sacrifier des mois de leur jeunesse pour «servir le pays», il est normal que les jeunes femmes soient contraintes elles aussi. Non, certes, vous n’en êtes pas (tout à fait) là. Mais l’idée est posée: dans une autre option, les femmes seraient «obligées de servir pour alimenter l’armée ou la protection civile», lit-on dans la presse suite à ce point presse du 15 janvier. Pas complètement dupe, vous l’avez reconnu: la première option, celle d’obliger les femmes à assister à une journée d’information, a plus de soutien que celle de les forcer à servir.
Parlons d’égalité, justement. Les femmes, depuis le 1er janvier 2024, partent à la retraite à 65 ans, comme ces messieurs. Oui, là encore, c’est plus égalitaire, certes. En revanche, l’égalité salariale n’est toujours pas atteinte dans notre société. Les femmes touchent, selon des chiffres de la Confédération, en moyenne 18% de moins que les hommes. Pourtant, le principe d’égalité est inscrit dans la Constitution depuis 1981, voilà plus de 40 ans. Et ça n’est pas le cas.
Parallèlement, ce sont encore le plus souvent les femmes qui baissent leur taux, lorsqu’elles n’arrêtent pas tout simplement de travailler, pour s’occuper des enfants dans les couples qui décident d’en avoir. Le calcul est facile: comme l’homme gagne plus que la femme, il est logique que ce soit le salaire de monsieur qui soit conservé, et celui de madame raboté voire supprimé. Et ça, Madame Ahmerd, cela induit une perte de rente à la retraite chez ces femmes. Retraite qui, rappelons-le, est passée à 65 ans pour tout le monde, «parce que c’est égalitaire», et parce qu’il fallait trouver un moyen de remplir les caisses de l’AVS. Hop! C’est les femmes qui s’y collent.
Oh, et puisqu’on parlait d’enfanter, pourquoi ne privilégie-t-on pas un système plus égalitaire, là aussi? En s'inspirant du modèle suédois par exemple. Bien plus progressiste que la conservatrice Suisse sur la question, ce pays scandinave donne droit à 480 jours de congé parental rémunéré à la naissance ou à l’adoption d’un enfant. Chaque parent, s’il y en a deux, a droit à 240 de ces jours. Chez nous, les hommes ont, depuis une votation remontant seulement à 2020, droit à deux semaines de congé payé. Avant cela? Rien. «L’usage voulait» que ces messieurs puissent prendre un ou deux jours. Comme pour un décès... Certes, le modèle suédois a un coût. Les munitions tirées dans le vide aussi.
Revenons à nos moutons. Vous voulez remplir les effectifs d’une armée qui tiendrait à peine un mois en cas d’attaque, voire moins, si ce sont sur Gianni et compagnie qu’il faut compter. Pour faire quoi au juste, tenir un mois et demi? Deux mois? Quel est le but réel de la démarche? Avoir une haie d'honneur militaire professionnelle pour accueillir les chefs d'Etat, comme Emmanuel Macron en novembre 2023? Car pour rappel, contrairement aux armées étrangères, la Suisse ne dispose pas d'une formation d'honneur permanente; comme le souligne la RTS, il a fallu former une centaine de soldats pour l'occasion.
Ou encore, pour pouvoir escorter les avions détournés en dehors des heures de bureau? La RTS nous le rappelle également: en février 2014, un avion a été détourné par un copilote érythréen à Genève et a dû être escorté par des appareils militaires italiens et français, car nos forces aérienne ne travaillaient pas encore à cette heure-là.
Donc, besoin de plus de monde dans les rangs, d'accord, mais pourquoi au juste? En tout cas, pour faire venir ces dames à cette journée d’information, il faudrait investir 900 millions de francs afin de mettre en place l’hébergement et les infrastructures, et encore 900 millions supplémentaires par an. Encore des coûts, et encore des contraintes. Car notre système n'est pas attractif; il faut forcer.
Et vous voulez «susciter des vocations»? Là, c’est peut-être le modèle qui est à revoir. Le tabou ultime! S'il faut vraiment que chacun s'y colle, pourquoi ne pas laisser la possibilité aux jeunes de choisir s'ils veulent servir dans l'armée, dans un EMS ou un projet de développement durable, plutôt que de serrer la vis sur le service civile en le rendant moins attractif?
Oui, parfaitement. Notamment lorsqu’on entend les défenseurs de l’école de recrue utiliser l’argument «l’armée, ça vous forge un homme». S’il a besoin d’être «forgé», c’est que des erreurs ont été commises en amont. Ça n’est pas au moment où on lui met une arme létale entre les mains qu’il est le plus à même d’être «forgé».
D'ailleurs, si vous souhaitez entreprendre de grands travaux, il y a d'autres changements profonds à mettre en œuvre dans notre société. Comme se secouer pour la rendre réellement égalitaire. Concrètement? En faisant en sorte que les femmes ne soient pas perdantes d’encore 18% sur leur salaire, par exemple. Et pour que ces messieurs soient encouragés à pouponner davantage, aussi. Et pour qu’ils aient le temps et les ressources de le faire, avec des congés parentaux égalitaires, afin que ce ne soit pas toujours les femmes qui trinquent côté rente, après avoir déjà perçu un salaire plus bas tout au long de leur vie.
Bref, avant de vouloir pousser ces dames à aller jouer aux cartes et cramer des munitions et des forêts, non pardon, «servir», il y a d’autres problèmes qui méritent d’être résolus. Car pour introduire cette journée d’information, il faudrait modifier la Constitution. Appliquons déjà ce qu’elle contient depuis 1981: à savoir le principe d’égalité.
Au fait Madame Amherd. Et vous? Au moment où les femmes étaient acceptées à l’armée, en 1986, vous aviez 24 ans. A ce moment, «toutes les femmes entre 18 et 35 ans» pouvaient s'annoncer. Auriez-vous fait l’armée si vous aviez été «mieux informée des possibilités offertes»?