C'est un jour pluvieux à Môtier, dans le Vully fribourgeois. Ma voiture s'engage sur les petites routes entre le Mont Vully et le lac de Morat, passant par-devant de petites églises à pierre jaune, caractéristiques de la région des Trois-lacs (Neuchâtel, Bienne et Morat). Ce charmant petit Lavaux valdo-fribourgeois est prêt pour les vendanges: sur les côtés de la route, la vigne est recouverte de filets pour empêcher que les oiseaux ne viennent picorer le raisin mûr.
A l'occasion de la Fête des vendanges, watson est allé à la rencontre de Fabrice Simonet, vigneron dans le Vully fribourgeois au sein de son entreprise familiale. Vous connaissez le format: on pose toutes les questions possibles et imaginables. C'est parti!
On s'approche des vendanges. Comment s'est passé le reste de l'année?
2024 a été très difficile pour le raisin. La sortie de l'hiver était compliquée, avec une période de gel importante. Puis il n'a fait que de pleuvoir, notamment durant tout le mois de juin. Le 1ᵉʳ août, il a encore grêlé. Certains collègues vaudois ont tout perdu.
C'est pas bien, quand il pleut trop?
C'est comme tout dans la nature, il faut un équilibre. Le raisin n'aime pas les excès: ni trop de soleil, ni les pluies prolongées. On pense que pour faire les meilleurs vins, il faut de la sécheresse. C'est en partie vrai, mais il faut aussi de la pluie. Les meilleures zones viticoles comme Bordeaux, la Bourgogne, le Nord de l'Italie, c'est là où il pleut au bon moment.
Comment êtes-vous arrivé dans ce métier?
Au départ, je voulais être cuisinier, c'était le métier de mes rêves. Mais j'ai vite déchanté lors de mes premiers stages, notamment au niveau des horaires. A l'époque, je voulais continuer à sortir avec mes potes et jouer au foot. Mais je voulais aussi continuer dans la gastronomie. Mon père était vigneron, alors je me suis lancé dans le domaine familial.
Vous travaillez avec votre frère. Est-ce que votre père vous a poussés à reprendre le flambeau?
Non. C'est un métier très exigeant. Je pense que si on te force, tu ne vas pas tenir le coup.
Vous avez donc repris le domaine familial. Pour les jeunes vignerons qui veulent se lancer, c'est difficile?
Je pense que non, car il y a plein de domaines à remettre. Je le vois à l'école d'Agrilogie de Marcelin, à Morges, où je donne des cours. Une majorité des étudiants en œnologie arrive sans domaine, mais le système suisse est plutôt bien fait pour les reprises, notamment avec des aides. Il y a aussi des jeunes qui se lancent en collaboration.
Chaque vigneron est lié à sa terre. Le Vully et son terroir, ça représente quoi pour vous?
Le terroir, c'est hyper-important. C'est le sol où pousse la vigne, mais aussi le climat, les cépages, la pente, l'orientation face au soleil. Et puis l'être humain.
J'aime penser, comme Saint-Exupéry, qu'on «n'hérite pas de la terre de ses parents, mais qu'on l'emprunte à ses enfants». J'essaie de suivre cette ligne pour qu'on puisse continuer à faire du bon vin au Vully dans le futur.
C'est quoi, une journée type de vigneron?
Je me réveille entre 6h et 6h30. A 6h45, je suis au bureau, je regarde le planning de la journée et puis surtout, la météo, qui dicte notre emploi du temps. Puis, je vais boire le café avec mon frère, mon père et ma mère. C'est un moment en famille et un petit conseil d'administration agricole. Mon frère passe plus de temps dans la vigne et mon père fait les livraisons. A 7h30, on voit nos employés. Puis le travail commence. D'habitude, je fais encore une heure d'administration et puis je pars à la vinification. Je tire le vin des cuves pour le goûter et vérifier qu'ils correspondent à nos produits. Je le fais plusieurs fois par jour, pour chaque cépage. Ça me fait au moins 50 lots à déguster, tous les jours.
C'est une période où il faut être très attentif. Je suis auprès du vin comme un médecin auprès de ses patients aux soins intensifs.
150 fois par jour! Les vignerons, ça picole tout le temps, du coup?
Pas du tout! Après avoir goûté, on recrache. Pareil en dégustation, avec des clients. Le cliché du vigneron qui boit, c'est faux.
Si j'avais bu tout ce que j'ai goûté, je pense que je serais mort. Ou il me manquerait un bout de foie. C'est comme tout métier: si tu veux faire un travail sérieux, il ne faut pas picoler. Ce n'est pas parce qu'on produit de l'alcool qu'on doit en boire. Des vignerons qui picolent, ça s'est vu. Comme chez les restaurateurs, d'ailleurs. Mais ça s'est rarement bien fini.
Comment ça se passe, dans la vigne?
Il y a toujours quelque chose à faire. La taille bien sûr, de janvier à mars. S'il y a eu un orage, on va constater les dégâts et on fait de l'ordre. Parfois, c'est la grêle ou le gel. En hiver, on arrache les souches mortes et au printemps, on les remplace par de jeunes ceps, préparés par la pépinière. En fonction de la période de l'année, il y a la mise en bouteille. On monte parfois avec les tracteurs pour broyer les sarments, c'est-à-dire les tiges de vigne qui gisent au sol. Récemment, on a posé des filets pour empêcher les oiseaux de venir picorer avant les vendanges. Il y a souvent une installation à réparer. Et s'il pleut beaucoup, comme maintenant, on s'assure de l'état sanitaire de la vigne, pour qu'il n'y ait pas de champignon. On dispose d'un labo, alors on fait des tests pour vérifier le taux de sucre du raisin, qui va impacter celui de l'alcool, et le taux d'acidité.
Le réchauffement climatique, c'est un gros problème pour vous?
L'augmentation des températures a des avantages et des inconvénients. Le problème principal, c'est qu'il ne fait plus assez froid l'hiver et que le printemps commence plus tôt. Durant cette période, il fait assez chaud pour que la vigne reparte, mais assez froid pour qu'un coup de gel soudain tue le raisin en une nuit. C'est ce qui est arrivé cette année à plusieurs viticulteurs de Genève et du Chablais. Heureusement, nous avons été épargnés avec environ 5% de pertes, mais ça s'est joué à quelques degrés près.
Le changement climatique provoque aussi plus d'orages et c'est problématique. Les excès de pluie, ce n'est jamais bon. Les agriculteurs du coin qui cultivent la pomme de terre ont d'ailleurs des mauvaises récoltes cette année, pour cette raison. S'il fait trop sec, on peut toujours arroser les vignes, mais cela demande un dispositif conséquent.
Mais il y a aussi des avantages, donc?
Oui, en termes de cépages à exploiter. Ici par exemple, nous avons du Merlot et du Syrah, deux cépages qui sont adaptés à des conditions climatiques plus tempérées, ce qui aurait été encore impensable il y a trente ans.
Des pays qui n'avaient pas de grande tradition viticole produisent aujourd'hui du bon vin: la Belgique, le sud du Royaume-Uni et même les pays scandinaves. En Suisse, on est désormais au centre de la carte de la production de vin en Europe. C'est triste à dire et un peu égoïste, mais sur ce point-là, le réchauffement climatique a du bon.
Vous vous considérez comme un agriculteur?
Oui, pleinement. On bosse avec la nature et le rythme des saisons. Au printemps, la vigne commence à pousser et fleurit. Puis on accompagne le raisin qui gonfle durant l'été. A l'automne, il mûrit et c'est les vendanges, le moment où il y a le plus de travail. Ensuite, on presse le vin et il part en cuve. L'hiver, on a moins de job à l'extérieur. On se concentre plutôt sur la fermentation ou «l'élevage», soit le vieillissement du vin en fût, ainsi que la mise en bouteille. C'est aussi à ce moment-là que les vignerons prennent leurs vacances.
C’est quoi la plus grosse perte que vous avez jamais eue?
C'était en 2017, à cause du gel: on a perdu 70% de la récolte. Tu te réveilles et tu vas dans tes vignes constater l'étendue des dégâts.
Quand les bourgeons qui ont commencé à pousser ont subi le gel, tu ne peux plus rien faire, c'est fini. Puis, tu te poses et tu fais tes calculs pour savoir quel chiffre d'affaire il faut faire pour compenser la perte. Tu regardes la quantité de vin présente en cuve et celle qu'il te reste à mettre en bouteille et tu estimes combien il faut en vendre. Cette année-là, on a décidé d'acheter la récolte perdue auprès de confrères, pour passer ce cap. Ça s'est bien passé et les clients ont suivi. Heureusement, le raisin peut mourir, mais la vigne reste.
Est-ce que ça arrive que la vigne meurt à cause du gel?
Depuis que je fais ce métier, ça ne m'est jamais arrivé, parce qu'il fait moins froid qu'avant. Il faut qu'il fasse au moins -15°C pour que ça arrive. Mon père me racontait que dans les années 1970, le gel était tel que les arbres sautaient. Tu pouvais entendre péter la vigne. Ça l'a marqué. Et après, il faut tout replanter, c'est compliqué. De très grandes chaleurs peuvent aussi faire crever la vigne.
Contrairement aux autres agriculteurs, vous pouvez répercuter les pertes grâce aux ventes des cuvées déjà récoltées les années précédentes. C'est un avantage, non?
Une bonne partie des vignerons, dont je fais partie, travaille du primaire au tertiaire. On est dans le secteur primaire car on produit du raisin. Dans le secondaire, car on le transforme. Et dans le tertiaire, parce qu'on le vend aux restaurants aux particuliers.
Les agriculteurs qui vendent leur blé ou leur lait ne décident pas du prix auquel ils le vendent. Les vignerons peuvent se permettre d'étaler leurs pertes et bénéfices dans le temps puisque le vieillissement du vin en fût dure longtemps — entre six mois et trois ans chez nous. En cas de coup dur, on peut décider nous-mêmes d'adapter nos prix, même si je ne peux pas les tripler du jour au lendemain, car le marché est là.
La concurrence est-elle rude?
C'est un environnement ultra-concurrentiel, mais la partie commercialisation est essentielle dans ce métier. Il y a une forte concurrence des vins français et italiens, deux pays où on produit plus que l'on consomme. En Suisse, c'est le contraire: seul un tiers du vin consommé est produit dans le pays et on n'exporte que 2% de notre production. Historiquement, on n'a jamais réussir à couvrir la consommation nationale.
Economiquement, les vignerons s'adaptent: certains domaines se sont spécialisés dans le tourisme du vin avec des balades gourmandes, sur lesquelles ils peuvent se faire de jolies marges.
Vous exportez une partie de votre vin à l'étranger?
Très peu. J'ai commencé à exporter un peu de Chardonnay et de Pinot noir en Californie. Je fais aussi des salons à Paris pour promouvoir mes produits.
Bon, la question qui tue: plutôt blanc, ou rouge?
Ca dépend du moment et avec qui. Le vin, c’est du partage. Souvent, j'aime bien essayer celui d'un ami ou bien de...
Allez, il faut choisir: blanc, ou rouge?
C'est 50/50... Bon, je dois dire que j'apprécie moins le rosé, car ce n'est pas dans l'ADN de ma région. Mais il y en a des sublimes, je pense notamment à l'Œil de Perdrix neuchâtelois.
Et en soirée, ça boit juste du Rivella?
Non, je suis comme tout le monde: en dehors du travail, j'aime bien boire un verre. A l'occasion, à la fin du match de foot avec les copains, je m'ouvre une bière, c'est sacré. Et forcément, je suis un grand fan de vin, j'ai une cave remplie produits ramenés de France, d'Italie ou d'Allemagne. L'autre jour, j'ai goûté un splendide vin libanais. C'est d'ailleurs une bénédiction d'habiter en Suisse: la Bourgogne ou le Piémont sont à trois ou cinq heures en voiture.
Vu que vous êtes Fribourgeois et neutre sur la question, vous pourrez répondre à cette question qui déchire les cantons de Vaud et du Valais: on dit chasselas ou fendant?
Le nom du cépage c'est chasselas, clairement et sans discussion. Il est originaire du bassin lémanique. Mais un fendant, c'est un chasselas produit en terres valaisannes et dont le nom est déposé et protégé. Ça n'enlève rien à la qualité du vin: le fendant, c'est un nom historique avec une histoire viticole riche.
Autre question de viticulture romande un peu sensible: le non-filtré neuchâtelois, vous en pensez quoi? Moi, je trouve ça dégueu...
Ah non, détrompe-toi, ce vin est incroyable! C'est un produit exceptionnel pour plusieurs raisons. D'abord, il s'agit d'un chasselas mis rapidement en bouteille. Et puis, il correspond à tout un pan culturel: c'est le premier vin de l'année, on le fête du troisième mercredi du mois de janvier. Il est commercialisé en même temps, avec l'étiquette à l'envers pour faire comprendre qu'il faut tourner la bouteille pour remettre en suspension le dépôt avant de le servir. Il est très festif et qualitatif. Et puis, ça permet de fêter le vin durant l'hiver, une période très calme pour la viticulture.
Durant les vendanges, certains vignerons font venir des saisonniers payés au lance-pierre. Qu'est-ce que vous en pensez?
C'est comme dans tous les corps de métier, certains employeurs profitent de la pauvreté, comme sur les chantier où on fait bosser des gens au noir. Notre équipe de saisonniers se monte à seize personnes, mais ce sont plutôt des amis de nos employés. Il y a aussi des retraités de la région.
Il y a sept conseillers fédéraux, dont un est vigneron. Qu’est-ce que ça dit de ce métier en Suisse?
Tout d'abord, je trouve que c'est ce qui fait la beauté de la Suisse, d'avoir des gens de la terre à un si haut niveau. Pas besoin d'être avocat pour finir au Conseil fédéral. Puisque tu parles de lui, Guy Parmelin est d'ailleurs déjà venu quelques fois chez nous. C'est un chic type, drôle et bon vivant, qui donne volontiers son avis franchement.
En quoi le travail a changé depuis la génération précédente?
Les vinifications sont plus pointues dans les vins rouges. Les blancs étaient déjà assez aboutis. Les cépages qu'on produit ont aussi changé. Avant, on ne faisait quasiment que du chasselas et c'était ce que les consommateurs voulaient. On en produit bien sûr encore, c'est notre produit de terroir et on veut perpétuer cette tradition. Mais dans notre offre, on dispose désormais de vins plus fantasistes ou pointus. Et puis, il y a aussi la culture biologique, dont j'ai entamé le tournant en étant certifié en 2016.
Qu'est-ce que ça change, d'être viticulteur bio?
Il y a tout un cahier des charges qui provient de BioSuisse à suivre pour avoir le label bio. En gros, il faut utiliser des produits issus de la nature et non chimiques pour notre production. C'est gérable, mais ça rend aussi le vin plus fragile: cette année, les conditions sont plus difficiles et les producteurs ont plus de pertes. Et certains cépage bio et plus résistants ont encore du mal à se vendre.
Pourquoi ça? Les gens veulent consommer bio.
Est-ce que tu as déjà entendu parler des vins «Divico», «Divona», «Souvignier gris» ou encore «Sauvignac»?
Pas vraiment...
Leurs noms sont encore relativement inconnus du grand public. Il s'agit de variétés plus résistantes et donc mieux adaptées à la culture bio. Quand un consommateur va faire son choix dans le rayon vins, il aura tendance à se tourner vers des valeurs sûres. Entre un «Chardonnay» et un «Divico», il aura plus de chances de choisir le premier.
Ah, et sinon, écraser le vin à pieds nus, ça se fait encore?
Non, c'est une légende, ça! (Il rigole) Ça ne s'est jamais vraiment fait. Même à l'époque romaine, ils avaient des pressoirs. On le voit à certains endroits, comme au Portugal avec le porto, mais c'est un truc un peu folklorique.
Bon, merci, c'était hyper-intéressant.
Tu vas quand même pas repartir sans bouteille?!
Les lecteurs vont penser que je me fais acheter...
Tu feras goûter à tes collègues!