Un verset du Coran crée la polémique à la cathédrale de Lausanne
Le 16 novembre s’est tenue une célébration interreligieuse en la cathédrale de Lausanne, qui fête ses 750 ans. La présidente du Conseil d’Etat, Christelle Luisier, assistait à la cérémonie. Thème choisi par la plateforme institutionnelle du dialogue interreligieux du canton de Vaud: la figure d’Abraham, commune aux trois grands monothéismes. Pour le culte musulman, représenté par l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM), cette participation était une première. Un imam a récité des versets du Coran, d’abord en arabe, la langue originelle du livre sacré de l’islam, puis en français.
L’un d'eux a fait tiquer dans l’assistance. Il s’agit du verset 64 de la sourate 3, qui aborde les relations entre islam et christianisme. Membre de l'Eglise réformée vaudoise (EERV), Shafique Keshavjee, une formation de théologien et de pasteur, connu pour sa volonté de dialogue et sa vigilance face à l’islam politique, juge ce verset «ambigu».
Que contient ce verset? Ceci:
Pour Shafique Keshavjee, «l’expression "sans rien lui associer" peut être comprise, et c’est ainsi qu’elle l’a été par tous les commentateurs musulmans, comme une critique de la trinité chrétienne, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, jugée associatrice».
De leur côté, trois députés du Grand Conseil, membres de l’EERV, le vert’libéral Jacques-André Haury, l’UDC Jean-Bernard Chevalley et le socialiste Laurent Balsiger, ont adressé une lettre en date du 25 novembre à la présidente du Conseil d’Etat, en charge des affaires religieuse.
Ils ne cachent pas leur mécontentement. Leur démarche – ils y font allusion dans leur lettre – s’inscrit dans un rapport de force dont l’enjeu est la reconnaissance ou non de l’UVAM comme institution d’intérêt public à l'instar d'autres cultes. La demande a été déposée en 2019. La réponse tarde.
Dans leur missive à Christelle Luisier, les trois députés écrivent:
Ils ajoutent: «Dans le cadre de la demande de reconnaissance présentée par l’UVAM, nous tenons à rendre le Conseil d’Etat attentif à la portée réelle des premiers propos jamais prononcés par un Imam dans la Cathédrale de Lausanne.»
Une «ligne rouge leur paraît franchie»
Ils écrivent encore que le verset prononcé par l’imam leur «paraît clairement franchir une ligne rouge dans le dialogue interreligieux». Ils se demandent «si cette citation dans ces circonstances n’est pas contraire à l’art. 7 de la Loi sur la reconnaissance des communautés religieuses. Imagine-t-on qu’un ecclésiastique chrétien, dans une mosquée, invite l’assistance à relativiser l’enseignement de Mahomet?»
L'article 7 en question dit ceci:
«Je veux comprendre»
Joint par watson, Laurent Balsiger veut «comprendre pourquoi ce verset a été lu». «S’agit-il d’une démarche intentionnelle ou d’une maladresse?», demande-t-il. «J’appelle de mes vœux d’autres échanges interreligieux avec les musulmans, mais j’estime que nous devons faire attention aux mots que nous employons, de manière à ne pas heurter l’autre dans sa foi.»
Cosignataire de la lettre à la présidente du Conseil d'Etat, le vert’libéral Jacques-André Haury, ancien opposant au mariage entre personnes de même sexe, «mais c'est aujourd'hui du passé», dit-il, affirme que «la lecture de versets coraniques dans un lieu sacré comme la cathédrale, lors de la célébration du 16 novembre, n’était en soi pas une bonne idée. Il aurait fallu que chacun soit invité à se recueillir en silence dans sa foi».
L'imam répond: «Dieu nous unit»
Contacté par watson, l’imam qui a lu le verset contesté par certains tient à dissiper les malentendus. Il l’assure:
Le président de l'UVAM: «Dans le respect mutuel»
Sollicité par e-mail, Ufuk Ikitepe, ancien président du conseil communal de Moudon, qui a repris la présidence de l'UVAM en 2023, tient à préciser:
Nous avons joint un musulman autrefois proche des milieux islamistes français, avec lesquels il a rompu. A propos du verset 64 de la sourate 3, «tout dépend du sens qu’on veut lui donner», dit-il.
Les «dossiers»
Cette dispute sur le verset 64 de la sourate 3 en cache une autre, plus vaste. Au-delà de la question théologique soulevée par la récitation de cet extrait coranique, l’invitation faite à l’UVAM à participer à la célébration interreligieuse du 16 novembre à la cathédrale de Lausanne en a irrité plus d’un chez les protestants vaudois. La faîtière musulmane vaudoise n'est pas exempte de reproches.
Membre de l’UVAM, le Complexe culturel musulman de Lausanne à Prilly a accueilli ces dernières années des prêcheurs liés au frérisme, autrement dit à l’idéologie des Frères musulmans, un mouvement d’islam politique oeuvrant à la réislamisation des musulmans en Europe. watson en avait parlé en septembre dernier.👇
«Une femme qui se bat contre l’islamisme»
Le pasteur Shafique Keshavjee reproche ainsi à l’UVAM «le procès qu’un de ses responsables a intenté à Saïda Keller-Messahli, une femme qui se bat contre l’islamisme.»
Dans cette affaire, l'imam qui a lu le verset contesté est bien moins au centre des débats que ne le sont, d'une part, l'UVAM ou une frange d'entre elle, l'Eglise réformée vaudoise traversée de courants divers et parfois contraires d'autre part. De son côté, la présidente du Conseil d'Etat n'avait toujours pas répondu, ce lundi, à notre connaissance, aux trois députés vaudois qui l'ont interpellée.
Sollicitée par watson pour donner sa position sur cette polémique, l'une des personnes chargées du dialogue interreligieux au sein du conseil synodal (exécutif) de l'EERV, Michel Blanc, a répondu en plusieurs points. Une réponse que nous reproduisons intégralement ci-après.
La position de la plateforme du dialogue interreligieux
»Dans cet esprit, la Plateforme a veillé à ce que chaque communauté puisse proposer un texte fondateur lié au thème de l’hospitalité et de la paix, puis en offrir elle-même l’interprétation. Les sourates lues ont été annoncées en toute transparence et interprétées publiquement par le président de l’UVAM, dans une perspective ouverte et en lien direct avec la figure d’Abraham, centrale pour les trois monothéismes. L’interprétation contestée après coup ne correspond pas à celle donnée lors de la célébration et qui a été reçue sans ambiguïté par l’assemblée.
»Il est également important de rappeler que la célébration comportait trois volets: une introduction institutionnelle au rôle du dialogue interreligieux, une partie centrale consacrée à la figure d’Abraham dans les trois traditions, puis un engagement commun à la Charte de l'Arzillier, qui exclut explicitement toute "confusion de doctrines" ou pression prosélyte. Cette architecture visait précisément à éviter toute appropriation exclusive d’un texte ou d’une tradition, en permettant une compréhension mutuelle plutôt qu’une lecture isolée.
»Enfin, l’EERV demeure fidèle à ses Principes constitutifs, notamment le principe 9, qui affirme que dans le dialogue avec les religions, elle "respecte la différence tout en continuant de proclamer l’Évangile" et recherche une "coexistence pacifique". La célébration du 16 novembre s’inscrit pleinement dans cette ligne. Elle a été préparée avec sérieux, discernement et sens des responsabilités, et vécue dans un esprit d’hospitalité réciproque. L’EERV reste disponible pour répondre à toute question supplémentaire et poursuivre ce dialogue dans la clarté et la confiance.»
