Le virage pénal suisse qui dérange l’économie
En fonction depuis 2022, le procureur général de la Confédération Stefan Blättler, 66 ans, a imprimé une marque bien différente de celle de son prédécesseur, Michael Lauber. Il a allégé les structures administratives, renforcé les unités opérationnelles et recentré les ressources internes sur les affaires pénales, soit la mission centrale du Ministère public.
Les chiffres illustrent ce virage. En 2020, dernière année du mandat de Lauber, on comptait 68 postes administratifs pour 176 postes opérationnels. En 2024, on recensait 41 postes purement administratifs pour 224 opérationnels. Cette réorientation se traduit en conséquence par une hausse significative des nouvelles procédures pénales: 255 enquêtes ouvertes en 2020, contre 332 en 2024.
Lutte contre la mafia
Stefan Blättler n’a cessé de pointer le manque de moyens à disposition pour traiter certains dossiers sensibles, en particulier dans le domaine du crime organisé. Le manque d’enquêteurs au sein de l’Office fédéral de la police (Fedpol) a limité l’ouverture de certaines procédures, parfois retardées, parfois même impossibles.
Face à ce constat, le Parlement a fini par réagir: durant la session d’hiver en cours, il a décidé de renforcer progressivement les effectifs d’enquêteurs de Fedpol. Cela ne fait toutefois pas l’unanimité. Les critiques les plus vives proviennent du secteur des matières premières, de plus en plus ciblé par le Ministère public de la Confédération.
La place économique suisse tire la gueule
En mars 2024, la société genevoise Gunvor SA a été condamnée à près de 90 millions de francs pour corruption d’agents publics étrangers, en Equateur. En août de la même année, Glencore, basée à Zoug, s’est vu infliger une amende de 2 millions de francs ainsi qu’une créance compensatrice de 150 millions de dollars. Puis, en janvier 2025, le Tribunal pénal fédéral a condamné le négociant Trafigura à une nouvelle amende de plusieurs millions dans une affaire de corruption; trois personnes ont été reconnues coupables.
Pour Blättler, ces décisions constituent des «jalons importants» vers une responsabilisation étendue des entreprises en matière de corruption, comme il l’écrit dans l’avant-propos du rapport d’activité 2024.
Reste à voir si cette orientation pourra être maintenue sur le long terme. Certaines sources au sein de la Confédération pensent que Stefan Blättler va trop loin et que ses enquêtes pourraient causer du tort à la place économique et financière suisse. La NZZ a récemment relayé récemment ces critiques, déjà formulées par la Weltwoche.
Augmentation de l'âge maximal du procureur?
Sous son prédécesseur Michael Lauber, une certaine prudence prévalait souvent vis-à-vis de ces cercles influents. Que va-t-il se placer lors Stefan Blättler va partir à la retraite? Car il reste deux ans de mandat au procureur de la Confédération. A son terme, il aura 68 ans, l'âge limite pour ce poste présent dans la loi, et ne pourra pas être reconduit.
Une option pourrait encore sauver deux ans de carrière à Stefan Blättler: que le Parlement décide de relever l’âge limite à 70 ans pour ce poste. D’après nos informations, cette option fait l’objet de discussions au Parlement. Un parlementaire qui s'est exprimé sous anonymat a notamment loué la présence de Blättler au Ministère public.
«Il a réussi à stabiliser cette institution», nous a-t-on dit, et ces progrès «ne doivent pas être remis en cause par de nouvelles expérimentations à la tête du Ministère public». Une prolongation de son mandat permettrait notamment de préparer calmement une succession fiable, éventuellement en interne.
Un nouveau procureur suppléant
Le principal intéressé, lui, se garde de tout commentaire. «Cette fonction me motive et m’apporte beaucoup de satisfaction, mais la question d’une prolongation ne se pose pas actuellement», fait-il savoir par la voix de son porte-parole. Un premier signal sera donné mercredi, avec l’élection du Fribourgeois Fabien Gasser, 51 ans, au poste de procureur général suppléant. Il succédera à Jacques Rayroud, 60 ans, qui quittera ses fonctions à la fin janvier.
L’incertitude demeure en revanche quant au départ du second suppléant, Ruedi Montanari, 59 ans. Il serait critiqué en interne en raison de sa proximité avec Michael Lauber. Certains observateurs craignent qu'il ne remplace Stefan Blättler, si ce dernier devait quitter ses fonctions en 2027.
Un départ simultané des deux hommes ne serait guère plus rassurant. Fabien Gasser devrait alors prendre la tête du Ministère public. Dès 2023, l’autorité de surveillance du Ministère public de la Confédération (AS-MPC) mettait en garde contre un «risque systémique» lié à des départs concomitants au sommet.
Changements structurels
Stefan Blättler entend désormais pousser encore plus loin la logique opérationnelle. «Les fonctions du secrétariat général qui travaillent directement pour les procédures seront regroupées dans une nouvelle division autonome nommée "opérations MPC"», explique son porte-parole.
L’objectif est d’améliorer le soutien aux équipes de terrain et de renforcer l’efficacité, notamment dans les dossiers complexes impliquant plusieurs services. Il s’agit aussi d’optimiser l’utilisation de ressources policières limitées.
Le secrétariat général, pour sa part, se recentrera sur ses tâches fondamentales, soit les ressources humaines et fonctions administratives, et sera rebaptisé «Etat-major MPC» à compter du 1er janvier.
Traduit et adapté de l'allemand par Léon Dietrich
