Il s'agissait d'une opération d'un clan de la 'Ndrangheta calabraise. Il y a environ cinq ans, le patron Antonio Bruzzaniti a envoyé son homme de main Claudio M. en Suisse avec un ordre clair. Celui-ci devait s'y installer et créer des sociétés écrans dans le but de faire passer une opération d'extorsion meurtrière pour une procédure de rachat normale.
La victime était l'entrepreneur italien Pasquale Lamberti. Grâce à des sociétés suisses, la mafia lui a volé ses entreprises en Italie. Et l'a probablement fait disparaître. Depuis le 3 juillet 2021, nous n’avons retrouvé aucune trace du septuagénaire.
Des dossiers judiciaires italiens et des recherches en Suisse dévoilent un réseau de prestataires de services en Suisse qui ont joué un rôle dans ce raid du clan de la Ndrangheta. Voici un aperçu de ces «concierges» de la mafia.
Présent en Suisse depuis des décennies dans les milieux du crédit, de la finance, de la restauration, de l'automobile et de la construction, il a notamment fondé pour Claudio M. une société factice à Zurich. Il a aidé le patron de la mafia à obtenir un permis B en Suisse. En tant que citoyen de l’UE, Claudio M. n'avait besoin que d'un contrat de travail de sa fausse entreprise pour obtenir son permis de séjour. L'Argovien lui aurait également procuré un appartement. En tout cas, Claudio M. a habité dans le canton de Zurich à partir de 2021.
Cet Italien d'origine apparaît dans les dossiers italiens comme un proche du clan. C’est lui qui leur ouvrait la porte, les mettait en contact avec le personnel local, les fiduciaires et les financiers.
Le Suisse a créé en 2020 la société écran qui a «acheté» les entreprises de Lamberti un an plus tard. Claudio M., autrefois condamné en Italie entre autres pour meurtre et trafic de drogue, avait expliqué la création de cette société par le fait qu'il voulait investir en Suisse. Au bout d'un peu plus d'un an, il a expulsé l'avocat de l'entreprise sous la menace. Dans une conversation interceptée, M. s'est ensuite vanté:
Au milieu de l'année 2021, un financier zurichois disposant des meilleures relations avec les banques a remplacé l'avocat. Il était «un ami» du concessionnaire automobile. Il a veillé à ce que les mafieux puissent se livrer à leurs activités criminelles.
Il leur a procuré plusieurs téléphones portables avec des cartes SIM suisses. Il a enregistré pour eux, au nom de sa propre société de conseil, «un certain nombre de véhicules». Il a organisé des comptes bancaires et des procurations.
Dans une conversation interceptée, M. a dit qu'il allait voir le financier, qu'il avait besoin d'une procuration:
Sur ordre de M., le financier a activé des adresses e-mail qui ont permis au criminel de se faire passer pour un employé de l'entreprise auprès des Carabinieri italiens Motif: les carabinieri avaient arrêté M. au volant d'une Lamborghini Urus et lui avaient demandé à qui appartenait la voiture. M. avait répondu que la Lamborghini était un «avantage de l'entreprise»:
Début 2022, le clan a aussi remplacé le financier. Le concessionnaire automobile avait trouvé son remplaçant: un agent fiduciaire retraité du canton de Schwyz. En avril 2021, celui-ci s'est d'abord fait engager pour fonder une nouvelle société fiduciaire. Comme homme de paille pour l'Italien M. et le clan Bruzzaniti. Cette fausse fiduciaire a repris les actions des sociétés Lamberti en 2022.
Cet agent fiduciaire a également facilité la tâche à au moins quatre membres du clan actifs en Suisse. «Comme ses prédécesseurs, il accédait à toutes les demandes de M. et de ses complices», peut-on lire dans des dossiers provenant d'Italie. Il était au service du clan dans toute la Suisse. Il a également participé à des transactions douteuses à Saint-Moriz et à Lugano.
L'ancien agent fiduciaire a réglé les problèmes que M. avait avec le fisc suisse. Il a résolu pour lui des problèmes de leasing non payés pour ses voitures de luxe. Il a équipé le clan de nouvelles cartes SIM. Il a obtenu pour M. une plaque d'immatriculation schwytzoise que celui-ci fixait en alternance sur ses voitures de luxe.
Dans les dossiers italiens, on peut lire que tout comme le financier zurichois, l'agent fiduciaire schwytzois aurait tout fait «pour permettre aux suspects d'échapper à l'enquête, pour établir des contrats fictifs, pour dissimuler la présence de M. dans les entreprises».
En 2022, le clan a entrepris de brouiller les pistes et de vendre la société écran zurichoise. Le clan a transféré la société à Zoug chez un nouvel agent fiduciaire, qui n'était probablement pas au courant qu'il avait affaire à la mafia. Celui-ci a liquidé la société et payé les factures impayées, telles que la caisse maladie et les assurances sociales du chef de la mafia M. La liquidation a coûté à la mafia un peu plus de 36 000 euros, selon des documents italiens.
Prestataire de services pour la mafia, un business en plein essor en Suisse: les criminels paient bien, ils nagent dans l'argent qui provient du trafic de drogue et de tous les autres crimes lucratifs.
Ce n'est pas un hasard si le «concierge» d'origine turque du baron belge de la cocaïne Flor Bressers est lié aux acteurs susmentionnés. Le milieu des prestataires de services est organisé en réseau.
Bressers, surnommé le coupeur de doigts, s'est caché en Suisse pendant deux ans - il pouvait compter sur des prestataires de services locaux. En octobre 2022, il a été arrêté à Zurich et extradé vers la Belgique.
Mais l'exemple de l'avocat menacé par la mafia montre aussi que les professionnels qui, intentionnellement ou non, s'associent au crime organisé, deviennent vulnérables au chantage. Une fois qu'on y est entré, on ne peut plus en sortir facilement.
Le parquet italien enquête sur l'affaire Lamberti. Claudio M. et son patron Bruzzaniti sont en détention depuis deux semaines. Aucune procédure ne semble pour l'instant en cours en Suisse.
Il y a présomption d'innocence.
Traduit de l'allemand par Anne Castella