On a rencontré cet expert de la mafia en Suisse: son constat est amer
Les mesures de sécurité à Lugano sont exceptionnellement élevées: à l’entrée de la grande salle du Palais des congrès, tous les visiteurs doivent se faire fouiller les sacs. Deux agents de sécurité restent postés sur scène toute la soirée.
Ce dispositif particulier et ces contrôles rigoureux ne doivent rien au hasard: Roberto Saviano est monté sur scène à Lugano en tant qu’orateur. Le célèbre journaliste et écrivain italien de 46 ans vit sous protection rapprochée depuis 19 ans, en raison des menaces de la Camorra.
En 2006, Saviano a publié son livre Gomorra. Il y décrivait en détail les activités de la mafia napolitaine et du crime organisé. Traduit en plus de 50 langues, l’ouvrage est devenu un best-seller mondial, suivi deux ans plus tard par un film du même nom. Originaire de Caserte, une ville du sud de l’Italie située à une trentaine de kilomètres de Naples, Roberto Saviano a publié plusieurs autres livres sur le sujet, le dernier portant sur le rôle des femmes dans la mafia.
Mais ses révélations et son succès littéraire lui coûtent cher. Outre sa protection constante, il doit régulièrement changer de lieu de résidence et vivre caché. Pendant un temps, il s’est réfugié aux Etats-Unis avant de revenir en Italie.
Roberto Saviano se produit rarement en public. Sa présence attire donc d’autant plus l’attention, y compris en Suisse. Plus de 1000 personnes se sont rendues au Palais des congrès de Lugano pour l’entendre. L’événement, organisé dans le cadre du festival culturel Endorfine, affichait complet depuis un certain temps.
Un homme qui va mal
Nous avons pu nous entretenir avec lui peu avant la conférence: «Personnellement, je ne vais pas bien», a-t-il confié, évoquant la vie sous surveillance, l’impossibilité de contacts normaux, l’insomnie, la dépression et la solitude. Le sort de ses parents l’affecte aussi: harcelés, ils ont dû déménager vers le nord de l’Italie. La liste de ses souffrances est longue. Saviano résume son existence par une image:
Le public a perçu ce désarroi. Tel un homme possédé, il a parlé sans relâche pendant une heure quarante, dans un immense monologue seulement interrompu par quelques questions du modérateur. Brillant orateur et penseur rapide, il a captivé la salle, ponctuée de silences attentifs et d’applaudissements encourageants.
Une situation sans issue
Son analyse du phénomène mafieux, mêlée à ses confidences personnelles, a provoqué de nombreux frissons. Il a commenté le verdict rendu, en juillet dernier, par une cour d’appel de Rome, contre un parrain de la mafia. Pour lui, ce jugement confirmait enfin qu’il avait bien été menacé par ce chef mafieux en 2008.
En apprenant la décision, il a éclaté en sanglots. «Il a fallu 16 ans pour qu’un verdict tombe. Imaginez: 16 ans!», a-t-il répété. «L’Italia è un pozzo nero – l’Italie est un puits noir», a-t-il martelé plusieurs fois.
Mais tous ses efforts, ses révélations et son travail de sensibilisation ont-ils vraiment valu la peine? Sa réponse est catégorique: non. Sur le plan personnel, il s’est enfermé dans une impasse dont il estime aussi porter la responsabilité. Et politiquement?
Selon lui, personne ne s’intéresse réellement à l’argent sale issu du crime organisé:
Et pourtant, il continue d’écrire et d’enquêter pour ne pas laisser la victoire à la mafia.
Et la Suisse?
En Suisse, en revanche, la criminalité organisée est récemment revenue au premier plan médiatique. Et l’ancienne directrice de Fedpol, Nicoletta della Valle, n’a cessé d’alerter sur sa présence de la mafia dans le pays.
Sa successeure, Eva Wildi-Cortés, a récemment mis en garde contre une menace croissante: selon elle, l’organisation criminelle utilise aussi bien les barbiers que les à échoppes de bubble tea pour blanchir de l’argent. Elle a cité explicitement la ’Ndrangheta. Dans le trafic de cocaïne, la Suisse sert de pays de transit, de centre de redistribution et de marché final.
Roberto Saviano, lui, estime que la Suisse joue aujourd’hui un rôle moindre qu’autrefois dans le blanchiment d’argent pour les mafias italiennes, du moins via les circuits financiers officiels et les banques:
Mais, selon lui, la mafia a trouvé d’autres moyens d’agir en Suisse, notamment à travers des investissements dans le bâtiment. La distribution de biens, de l’essence aux denrées alimentaires, reste aussi très attractive pour le crime organisé. Même les pompes funèbres intéressent les mafieux: «Parce que les gens mourront toujours.»
Traduit de l'allemand par Tim Boekholt