C'est un sujet qui revient sans cesse dans le débat public suisse, souvent brandi pour justifier une politique migratoire plus sévère: la surreprésentation des étrangers dans les prisons helvétiques. En effet, selon les derniers chiffres de l'Office fédéral de la statistique, diffusés la semaine dernière, 72,5% des détenus sont des personnes étrangères.
Cette situation cache toutefois de nombreux mécanismes discriminatoires, avance Luca Gnaedinger, chercheur doctorant à l'Université de Neuchâtel. Lequel estime que les raisons de cette situation sont plutôt à chercher dans le système pénal et la politique migratoire suisse.
Un peu plus de 70% des détenus en Suisse sont des personnes étrangères. Ce taux a-t-il toujours été aussi élevé?
Luca Gnaedinger: Non, au contraire. La part d'étrangers dans les prisons suisses est stable depuis une dizaine d'années, mais était nettement plus faible il y a quarante ans. Jusqu'au milieu des années 1980, c'était même l'inverse: ce sont les Suisses qui représentaient 70% des prisonniers. En l'espace de 30 ans, il y a eu un renversement dans la composition de la population carcérale.
Retrouve-t-on la même situation dans les autres pays européens?
Non. La Suisse est le seul pays européens à avoir un taux de détenus étrangers si élevé. A taille de population comparable, les seuls Etats qui se rapprochent de ce pourcentage sont l'Autriche et la Grèce, mais ils affichent des ratios plus faibles, de l'ordre de 50%. La Suisse est donc un cas extrême, d'autant plus que notre taux d’incarcération se situe dans la moyenne basse du continent.
L'importante augmentation de l'immigration que la Suisse a connue ces dernières décennies explique-t-elle cette situation?
C'est ce que l'on pourrait croire, puisque la Suisse connaît un droit de la nationalité particulièrement sévère qui réduit la vitesse d’accumulation du solde migratoire et qui fait que les étrangers représentent une part importante de la population, environ un quart. Mais en réalité, les fluctuations de l’immigration n'expliquent pas du tout la situation dans les prisons.
Pourquoi?
Si l'on regarde de plus près les étrangers détenus, on se rend compte que la plupart d'entre eux n'ont pas de permis de séjour. Il s'agit notamment de personnes vivant clandestinement en Suisse, en procédure d'asile ou dont la demande a été rejetée, évoluant en partie au-dessous du radar de l'administration. On estime qu'elles représentent 1 à 2% de la population, une part stable depuis les années 1980. C'est ce groupe très particulier qui est massivement surreprésenté en prison:
La précarité pouvant caractériser certains parcours migratoires peut-elle favoriser des comportements illicites?
Il s'agit d'une question complexe, mais qui mérite d'être expliquée. Tout d'abord, il est important de souligner qu'en Suisse, le nombre d’infractions au Code Pénal diminue de façon quasi constante depuis 40 ans, tant pour les Suisses que pour les étrangers.
Pris en tant que groupe, «les étrangers» sont effectivement surreprésentés dans les statistiques policières de la criminalité. C’est par exemple le cas si on regarde les statistiques des vols. Derrière cela se cachent toutefois des variables sociologiques bien connues.
Lesquelles?
L'âge, le sexe, la pauvreté et le niveau de formation sont les quatre principales. Les jeunes, les hommes, les personnes pauvres et peu formées commettent globalement plus d'infractions que les personnes âgées, les femmes, les personnes plus riches et mieux formées.
Mais surtout, ce n’est pas du tout ce qui explique la situation en prison. Les personnes qui sont massivement surreprésentées en prison, les étrangers sans permis de séjour, ne sont pas surreprésentées dans les statistiques de la criminalité. En tant que groupe, ces personnes ne commettent pas plus d'infractions que la moyenne nationale. Cela laisse entendre qu'elles sont en fait en prison pour d'autres raisons que pour des infractions au Code pénal.
Faut-il alors regarder du côté du système pénal?
Exactement. Il y a là une série de discriminations tout au long de la chaîne judiciaire, du travail de la police jusqu'à celui des tribunaux. Le profilage racial lors des contrôles dans la rue est un exemple bien connu et constitue une discrimination policière directe:
Mais on retrouve également un ensemble de discriminations indirectes, qui résultent de processus qui ne sont pas pensés pour discriminer, mais qui finissent par produire un tel effet dans un deuxième temps. Ces moments discriminatoires conduisent à une série de désavantages pour les étrangers sans permis de séjour et, à l'inverse, à une série d'avantages pour les nationaux et les étrangers titulaires d'un permis de séjour. Cela explique en bonne partie la différence entre ce qu'il se passe dans la société et ce qu'on retrouve ensuite en prison.
Avez-vous des exemples?
Il y en a beaucoup, je peux en citer deux. Le premier concerne la détention préventive, qui peut intervenir pour trois raisons: le risque de réitération, le risque de collusion et le risque de fuite. Ce dernier est presque systématiquement invoqué pour les personnes sans permis de séjour, indépendamment du fait qu'elles aient ou non des attaches véritables au pays, telles qu'un partenaire, des enfants ou un travail. Le fait même d'être dans cette situation pousse les tribunaux à considérer qu'il y a un risque de fuite.
Et le deuxième?
On peut citer les alternatives à la peine privative de liberté, le travail d'intérêt général en particulier. Les personnes qui bénéficient de ces mesures sont essentiellement des Suisses, suivis dans une moindre mesure par des étrangers titulaires d'un permis de séjour. Ceux qui n'ont pas de permis ne se voient presque jamais accorder de telles alternatives, toujours à cause du risque de fuite.
Ces mécanismes résultent-ils d'une volonté précise?
C'est difficile de parler de «volonté» ou de «stratégie», comme si la situation dans les prisons découlait de la décision d'un seul esprit. Je parlerais plutôt d'un ensemble d'acteurs dont les choix aboutissent au final à une forme de racisme institutionnel qui est, néanmoins, extrêmement claire.
La politique migratoire suisse joue-t-elle également un rôle?
C'est à mon sens l'explication centrale de la surreprésentation massive des étrangers sans permis de séjour dans les prisons. Depuis plus de 20 ans, on assiste à une criminalisation croissante de l'immigration dite «indésirable». Depuis les années 1980, le droit et la pratique sont de plus en plus sévères contre l’immigration originaire des pays du Sud. On l’a vu avec la loi sur les étrangers de 2005. Puis encore avec l'initiative de la droite nationaliste sur le renvoi des «étrangers criminels» qui a également fait augmenter le nombre de ruptures de ban, une infraction désignant le fait de revenir en Suisse après en avoir été expulsé.
C'est donc la réponse la plus claire, la plus vérifiée et la plus évidente. Il y a de plus en plus d'étrangers sans permis de séjour en prison parce que, pour ces personnes, le fait même d'immigrer en Suisse est de plus en plus considéré comme un crime et traité comme tel.
Quelles sont les implications de ce système?
La politique d'immigration, et donc le système pénal, s'appuient sur l'appartenance ou pas à des pays d’origine des personnes à ce qu’on pourrait appeler l'espace de la blanchité européenne ou occidentale. Il me semble important de souligner que c'est ce critère qui détermine le traitement qui sera réservé à un immigré et qui autorise la criminalisation des immigrés originaires des anciennes colonies européennes et des marges racialisées du continent.
C'est important de le dire: quand on parle de politiques d'immigration, on parle souvent de «xénophobie» ou de «peur de l'étranger», mais il ne s'agit pas de l'étranger allemand ou français, mais d'un étranger particulier, anciennement colonisé. Il y a là un ressort racial qu'il faut nommer.