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Payerne hantée par ses tags racistes des Brandons

Nicolas Schmid (à gauche) et Lionel Voinçon (à droite).
Nicolas Schmid (à gauche) et Lionel Voinçon (à droite).image: watson

«C’est comme un bizutage»: Payerne hantée par ses tags racistes

En pleine campagne pour la syndicature et alors que les plaintes s'accumulent, la ville de Payerne (VD) est en convalescence après les tags aux relents racistes et antisémites des Brandons. Reportage.
06.04.2025, 14:2907.04.2025, 08:59
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Ce samedi 8 mars, au deuxième jour des Brandons de Payerne, les habitants se pressent dans la Grand-Rue. «J’ai vu la foule qui rigolait, qui s’amusait des tags et du reste», raconte Lucien Agasse, un photographe arrivé en décembre dans le chef-lieu de la Broye vaudoise, célèbre pour son abbatiale du 11ᵉ siècle et son aérodrome militaire. La nuit, des individus au visage masqué ont barbouillé les vitrines de la ville, un rituel carnavalesque. Alors, le matin, chacun a hâte de découvrir les petites vacheries peintes en blanc sur les devantures des magasins. Témoins de la fête, ces inscriptions resteront en place jusqu’au lundi.

Les plaintes s'accumulent

Un mois s’est écoulé. Les tags de la 130e édition des Brandons de Payerne ont pris un tour judiciaire. Le 14 mars, le ministère public a ouvert une instruction pour soupçon d’infraction à la norme pénale antiraciste. Deux semaines plus tard, la Licra-Vaud a saisi la justice pour la même raison. Vendredi, le pôle anti-discriminations du Centre social protestant vaudois a annoncé à son tour des poursuites.

Le 13 avril, Payerne élira son nouveau syndic dans un climat pesant. Deux candidats siégeant actuellement à l’exécutif de la commune s’affrontent. Leurs portraits sont partout. Nicolas Schmid, 34 ans, se présente sous les couleurs du PSIP, le Parti des socialistes et indépendants payernois. Lionel Voinçon, 31 ans, défend la famille libérale-radicale, avec le soutien de l’UDC. La section locale du PLR l’a investi malgré son implication dans l’expédition des tags.

Nous le rencontrons jeudi 3 avril en début de matinée au restaurant Michelangelo, à proximité de l’Hôtel de Ville, où il a son bureau d’élu municipal.

«Pour moi, cette affaire de tags est une épreuve. Je traverse une tempête médiatique. Heureusement, mes parents me soutiennent comme des parents soutiennent un fils dans la difficulté»
Lionel Voinçon

Investi dans le tissu associatif, il a rejoint l’équipe des «barbouilleurs» il y a trois ans. Né français par son père, un ancien présentateur d’une émission religieuse à la télévision romande, mère mauricienne, Lionel Voinçon, payernois depuis 2007, naturalisé suisse en 2015, se décrit comme «un passionné de politique».

Entré à 19 ans chez les Jeunes libéraux-radicaux, il a siégé neuf ans au conseil communal et suivi une formation de juriste. L’année dernière, il est devenu le conseiller personnel de la présidente du gouvernement vaudois, Christelle Luisier, ancienne syndique PLR de Payerne. Laissé vacant, le siège de syndic lui tend à présent les bras. Mais les tags pourraient tout compromettre.

«Où est le curseur?»

Lionel Voinçon, qui, au passage, est métis, ne dénoncera personne. Oui, il a pris part à l’élaboration des tags et à l'équipée des barbouilleurs, oui, il a assisté à une dizaine de séances dédiées aux préparatifs des Brandons, mais c’est la direction des Brandons, dont il n’est pas, qui, en toute fin, a sélectionné les quelque 250 «messages» destinés aux vitrines des commerces. Pas lui, donc, comprend-on.

«Où est le curseur?», demande-t-il. Avoir écrit «Chien accepté juste en cuisine» sur la vitrine d’un restaurant thaï ne pouvait-il pas être drôle dans une période où tout est à prendre au troisième ou quatrième degré, sachant qu’un autocollant «interdit aux chiens» était collé et l’est toujours sur la porte d’entrée de cet établissement?

«Une erreur a été commise avec le nom de M. Bladt»

Le jeune politicien reconnaît qu’une «erreur a été commise avec le nom de Bertrand Bladt», un commerçant de confession juive. «On a gazé la blatte», ont écrit les barbouilleurs. Et que dire de cette autre trouvaille visant la même personne, «Liquidation finale: soldes de 39 à 45%»? «C’est parce qu’il avait mis son commerce en liquidation», répond Lionel Voinçon. Qui ajoute, comme pour rétablir l’honneur atteint de cet homme, dont la famille est présente à Payerne depuis cinq générations: «Monsieur Bladt est une figure payernoise.»

Pour qu'on ne puisse plus écrire de tels messages, le candidat PLR propose une refonte de la tradition des Barbouilles, dont les barbouilleurs sont les exécutants nocturnes.

«Lionel Voinçon, il est bien fait de sa personne»

Assises à une table du Michelangelo, deux copines, la soixantaine alerte, saluent avec des yeux énamourés le candidat Lionel Voinçon sortant du restaurant. «Il ne faut pas tout prendre au pied de la lettre. Ils sont peut-être allés un peu loin, mais c’est les Brandons. On ne va pas le saquer pour ça, il est quand même compétent», dit l’une des dames à propos des tags et du municipal PLR mouillé dans l’affaire.

Son amie enchaîne. «La gauche en profite, c’est de bonne guerre. Ce serait pareil dans le sens inverse.» En verve, elle remarque: «Lionel Voinçon, il est bien fait de sa personne. Son adversaire Nicolas Schmid aussi, même s’il a un air arrogant sur les affiches et qu’il ne dit pas bonjour dans la rue.»

Le printemps a succédé à l’hiver. Il fait presque déjà trop chaud au soleil. La patrouille suisse dessine des arabesques dans le ciel bleu.

Retour au restaurant thaï

Le restaurant thaï Thongbaï à Payerne.
Le restaurant thaï Thongbaï.image: watson

Au bas de la Grand-Rue, de l’autre côté du pont enjambant la Broye, le restaurant Thongbaï s’apprête à servir les clients du midi. L’inscription «Chien accepté juste en cuisine» a été effacée, mais l’autocollant signifiant «interdit au chien» est bien là sur la porte à hauteur de poignée. Le propriétaire est absent. Un employé, d’origine thaïlandaise également, répond qu'il n’en veut pas aux barbouilleurs, que c'est désormais de l’histoire ancienne. Il rapporte une anecdote:

«Un monsieur de la direction des Brandons est venu s’excuser avec une boîte de chocolat»
Un employé du restaurant thaï

Le Walima, un mot arabe désignant le repas de fête à la naissance d’un enfant, a eu droit à deux boîtes de chocolat offertes par deux jeunes venus s'excuser pour le barbouillage de la vitrine. «Je les connais, ce sont des clients», raconte le propriétaire de ce restaurant libanais proche de la gare, Ghassen Hentati, 38 ans, originaire de Tunisie. Les barbouilleurs avaient tagué: «Quand votre commande est prête, on vous bipe, vous verrez, c’est de la bombe».

«Ça fait référence aux bipeurs piégés du Hezbollah libanais. Une cliente l’a mal pris, moi non. C’est plus du mauvais goût que du racisme. L’an dernier, on avait déjà eu droit à un tag, je ne me souviens plus ce qu’il disait, mais il n’était pas polémique comme celui de cette année.»
Ghassen Hentati
Ghassen Hentati.
Ghassen Hentati. image: dr

Cela étant dit, Ghassen Hentati pense que les tags «peuvent blesser des gens».

«Ça gâche un peu la fête, il faudrait mettre fin à cette tradition»
Ghassen Hentati

Beaucoup des mots tagués cette année témoignent d’un inquiétant «tout est permis». Le patron du Walima attribue cette évolution à «un possible effet Trump». On pense à la fenêtre d’Overton, baromètre des idées acceptables, celles qui ne l’étaient pas le devenant.

«Comme un bizutage»

Un Payernois souhaitant garder l’anonymat pose un diagnostic sur l’affaire des tags. «Qu’on soit tagueur ou tagué, c’est comme un bizutage, un rite d’initiation, avec ses petites humiliations. Ceux qui en ont été victimes les infligent à d’autres à leur tour.»

Ce rituel, auquel Payerne semble attachée, comprend-il aussi la méchanceté, la mise à nu des intimités, voire les règlements de comptes? Bertrand Bladt n'était pas toujours commode. Il ne se privait pas de critiquer le conseil municipal. En janvier, il s’était insurgé contre les déchets sauvages, poussant «un coup de gueule sous forme d’annonce payante» dans La Broye Hebdo, relatait 24 Heures. Il se plaignait, avec tous les commerçants, de la politique restreignant le nombre des places de parc. «On a gazé la blatte» voulait-il dire «bon débarras»?

Il hésite à porter plainte

Joint par téléphone, Bertrand Bladt hésite à porter plainte. «On a gazé la blatte», référence à son nom de famille, lui reste en travers de la gorge.

«Je n’ai jamais fait de mal aux gens. Pendant vingt-cinq ans, j’ai fait partie des pompiers volontaires de Payerne»
Bertrand Bladt

Ce n’est pas lui qui le dit, mais d’autres à sa place: il s’est montré plusieurs fois généreux avec la ville, et lors de la liquidation du Manor, le magasin qu’il tenait, il a veillé à ce que les salariés restants puissent retrouver un travail. «Si j’ai à mon tour des comptes à régler avec la commune, ce sont des comptes moraux», avertit le commerçant à la retraite.

Bertrand Bladt ne comprend pas comment il est possible que des tags renvoyant à l’extermination des juifs aient pu être écrits, à Payerne, où un marchand de bétail a été tué en 1942 parce que juif. Un assassinat qui a le poids du secret de famille pour Payerne et ses 11 000 habitants.

«Il serait temps de traiter ce passé douloureux avec responsabilité», estime Nicolas Schmid, le candidat de la gauche, attablé à la terrasse du Café du Marché, face à l’abbatiale. Le municipal chargé des affaires scolaires propose d’agir sur trois aspects: historique, pédagogique, sociologique.

«La population doit prendre conscience des mécanismes sociaux qui ont amené au drame de 1942. Dans une ville comptant 150 nationalités, il importe aussi que chacun se sente partie prenante»
Nicolas Schmid

Il s'agit là d'éviter les risques de concurrence victimaire, désormais partout observables, dans les grands villes comme dans le milieux plus ruraux.

L'abbatiale de Payerne.
L'abbatiale de Payerne.image: dr

Entrepreneur en communication, socialiste par héritage familial et conviction, un grand-père cheminot, une grand-mère engagée pour le droit de vote des femmes, Nicolas Schmid voudrait qu’on tourne la page des tags de Payerne, dont il ne partage pas les outrances sans souhaiter pour autant la disparition de cette tradition.

Etait-ce au carnaval d’Avenches ou aux brandons de Moudon, qui tous deux se sont tenus fin mars? «Force aux barbouilleurs de Payerne», a-t-on pu lire, paraît-il, sur un mur ou une vitrine.

«Pas besoin de faire du pain pour faire du blé»

Le photographe Lucien Agasse, qui est noir et qui, sans attendre, a documenté les tags litigieux des derniers Brandons de Payerne, a rendez-vous lundi 7 avril avec le bureau de l’animation socioculturelle et de l’intégration de la cité broyarde pour y parler des tags, entre autres. Il veut croire qu’on peut vivre à Payerne sans crainte d’être stigmatisé.

«Comme j’ai cherché à comprendre comment de tels tags avaient pu être écrits, des personnes m’ont dit que je m’étais mis toute la ville à dos et que je participais à une cabale politique. Or je suis sûr que chacun peut sortir de cette situation par le haut.»
Lucien Agasse

Chez Cathy, un tea-room de la Grand-Rue où nous avions rendez-vous avec Lucien Agasse, les barbouilleurs ont été moins durs qu'ailleurs. Ils ont écrit: «Pas besoin de faire du pain pour faire du blé». La tradition.

Une rave dans une boulangerie? Ça existe
Video: watson
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