Noël approche et la société semble ne jamais avoir été aussi désunie depuis le début de la crise. Un sondage publié ce 19 décembre par le Sonntagsblick indique notamment que deux tiers des Suisses sondés par le journal approuvent la règle dite des 2G et que deux tiers, également des seniors, sont favorables à un confinement des non-vaccinés.
Comment faut-il interpréter ces faits? Les vaccinés ont-ils perdu toute patience envers les personnes qui refusent encore la piqûre? Entretien avec Fiorenza Gamba, socio-anthropologue à l'Université de Genève.
Le sondage publié ce 19 décembre par le Sonntagsblick n'est guère rassurant pour l'état de la cohésion sociale en Suisse. N'y a-t-il quasi plus de patience possible de la part des vaccinés envers les non-vaccinés?
Fiorenza Gamba: Plutôt qu’un manque de patience, je vois une grande fatigue et du stress pour une situation qui change sans cesse et qui ne s’améliore pas, ce qui fait perdre de la compréhension et de la patience envers tout et tout le monde. Les non-vaccinés sont destinés malgré eux à devenir de moins en moins nombreux en relation à l’augmentation des mesures restrictives. On l’a vu dans d'autres pays:
De manière plus large, la tolérance des uns envers les autres qu'on a connue au début de la crise semble loin derrière. Est-ce le cas?
C'est mon diagnostic, oui. Nous sommes en train de vivre un malaise général. Notre société connaît un niveau de frustration et de fatigue rarement atteint. Nous pouvons tous l'observer autour de nous, dans la rue, dans le bus... Ce constat vaut pour les non-vaccinés comme pour les vaccinés: typiquement, un certificat Covid plus un test négatif, ça commence à devenir lourd. Pour une part de la population qui s'est fait vacciner jusqu'à présent, il y a aujourd'hui ce sentiment du type «on nous fait marcher». L'espoir d'une sortie de crise ne prend plus vraiment:
Les signes d'incohérences, les changements de ligne, les maladresses au niveau de la communication, tout cela explique donc cette impression généralisée de ras-le-bol?
Oui. Nous nous trouvons globalement dans une situation d'incertitude. Et l'incertitude amène souvent de la souffrance. D'ailleurs, celle-ci n'a pas forcément besoin de s'extérioriser sous forme de revendications, de manifestations: elle est la plupart du temps intériorisée. Ce désarroi très présent actuellement et souvent enfoui a pris une telle mesure qu'on peut le qualifier d'inédit, en tout cas dans cette configuration-là.
Quel genre d'incertitudes nous fait-il le plus de mal selon vous en cette période?
Celles qui concernent notre santé, individuelle ou collective: arriverons-nous à sortir de la crise sanitaire et à vivre avec le virus? Et, si oui, comment? Mais il ne faut pas s'arrêter à l'aspect épidémiologique: tout le monde cherche évidemment à être en bonne santé, mais aussi à être avec les autres. Il y a donc aussi une incertitude qui plane quant à la vie sociale, aux sorties, aux réunions de famille et au monde professionnel. Un exemple:
Bien sûr, il y avait déjà de l'incertitude avant. Beaucoup d'auteurs ont même écrit que c'est la condition de l'individu contemporain. Le champ des possibles a aussi ouvert celui des incertitudes: incertitude quant au travail et au lieu de domicile, perte de repères...
Quel degré de risque voyez-vous dans la situation actuelle pour la paix sociale, l'harmonie de nos rapports humains? Typiquement pendant les fêtes...
La polarisation des réseaux sociaux, consistant dans cette tendance des internautes à s'enfermer de plus en plus dans un point de vue marqué et à attaquer le point de vue opposé, se remarque aussi dans les cadres familiaux, amicaux, etc. Or, c'est différent de gérer ça «en vrai» plutôt que derrière un écran: on ne peut pas virer le contact. La crise débouche pourtant sur des situations qui se rapprochent de ce miroir des réseaux sociaux. Je reçois des témoignages de personnes de la même famille qui ne se parlent plus parce qu'ils sont trop opposés sur le vaccin ou les mesures sanitaires.
Avez-vous une piste à nous suggérer pour résister du mieux possible à la tentation du désespoir face à la crise?
Ce qui est important, c'est de trouver un sens à ce que l'on fait, à ce que l'on vit. Je le vois en travaillant en ce moment sur les rituels pendant la crise: ces aspects symboliques sont révélateurs de la manière dont les gens se comportent et se sentent. Sans possibilité d'accompagner un proche défunt ou malade, c'est un peu de sens qui disparaît. Il faut que la société, y compris les politiques, prenne conscience de cela. Pendant mes recherches, j'ai reçu des témoignages de personnes auxquelles le virus avait permis de prendre conscience de la valeur de l'existence et donc de changer radicalement de travail, de vie:
En fait, les crises révèlent souvent des choses. Elles auraient donc des aspects positifs?
Oui, on ne peut le nier. Le malaise apparu avec le Covid renvoie partiellement à des réalités tragiques qui étaient déjà présentes avant: le suicide chez les jeunes, la solitude, la peur de la mort. La crise met au moins en lumière ce sur quoi nous pouvons travailler. Au final, le virus est une métaphore des effets qu'il produit et des choses qu'il divulgue: il touche à tous les domaines.