La guerre commerciale américaine est entrée dans une nouvelle phase ce mercredi matin, lorsque les droits de douane de 25% sur l'acier et l'aluminium voulus par Donald Trump sont devenus effectifs. Le Canada, la Chine, l'Union européenne, le Japon ou encore l'Australie sont concernés par cette mesure.
En réponse, la Commission européenne a annoncé qu'elle appliquerait des droits de douane «forts mais proportionnés» sur une série de produits américains. Pourtant, réagir à l'identique n'est pas la bonne option, estime Christophe Germann, avocat et professeur associé de droit international à l’Université Webster, à Genève. Dans une tribune publiée par le Monde, le juriste invite les «victimes potentielles de la terreur du mouvement MAGA» à choisir une autre voie. Nous l'avons rencontré.
Vous affirmez que les pays menacés par Trump ne doivent pas réagir de la même façon. Pourquoi?
Christophe Germann: L’administration Trump applique la loi du plus fort. Elle se permet tout, pour le moment, car elle pense qu'elle peut tout faire contre tout le monde. Il faut réagir, mais répliquer et rappliquer à l'identique, en imposant des tarifs punitifs sur les produits américains, n'est pas une bonne idée. Une telle symétrie va finalement se répercuter sur les consommateurs, qui vont devoir payer plus cher.
Pourquoi?
Lorsque les Etats-Unis décident d'augmenter les tarifs à 25%, les produits importés vont coûter 25% plus cher. Cette hausse concerne également les biens fabriqués en Amérique, puisqu'une partie de la chaîne de valeur se situe à l'étranger. Le résultat, c'est que le consommateur américain va devoir payer davantage.
Laquelle?
Au lieu de réagir en imposant des tarifs sur les biens et les services américains, les pays visés pourraient arrêter de protéger la propriété intellectuelle des entreprises américaines sur leur territoire. La menace de ce mécanisme a été utilisée avec succès par l’Équateur lors du «conflit de la banane» en 2000.
De quoi s'agit-il?
A l'époque, les Européens avaient imposé des tarifs moins élevés aux bananes cultivées dans certains pays africains par rapport aux bananes d’Amérique latine. Ce deux poids deux mesures entre pays violait la clause de la nation la plus favorisée, qui est un principe fondamental du droit de l’OMC: les producteurs non africains, dont l’Équateur, se retrouvaient discriminés, puisque leurs bananes étaient vendues plus cher en Europe. Cette discrimination économique entre pays faussait la concurrence et par-là le commerce international.
Qu'est-ce que l'Equateur a-t-il fait, alors?
Il a obtenu de l'OMC le droit d'appliquer des sanctions dites «croisées» à hauteur des dommages subis. Concrètement, par une sentence arbitrale de l’OMC de 2000, l’Equateur a été autorisé de suspendre la protection de la propriété intellectuelle des entreprises européennes dans plusieurs domaines sensibles. Les règles de l'OMC autorisent cette mesure de rétorsion, spécifiquement sur la base de l'accord «ADPIC», qui a intégré les droits de propriété intellectuelle dans le système de l'organisation.
Cette démarche a fonctionné, car ces mesures de rétorsion peuvent faire très mal aux entreprises visées. Les lobbys européens concernés se sont très rapidement mobilisés et ont frappé fort à la porte des chancelleries respectives. L'UE a alors décidé de négocier un accord avec l’Equateur, avant même que ces sanctions ne soient mises en oeuvre. Les menaces de l’Equateur ont eu ainsi un effet dissuasif percutant. David a fait plier Goliath en s'attaquant à son talon d'Achille.
Dans quelle mesure arrêter de protéger sa propriété intellectuelle peut endommager une entreprise?
La propriété intellectuelle est, sur le plan économique, un moyen de faire beaucoup plus d'argent. Le titulaire d'un brevet sur un médicament, par exemple, peut décider du prix de vente du médicament et interdire aux concurrents de produire et vendre le même produit. La protection de la propriété intellectuelle ne s'applique pas uniquement dans le pays d'origine des entreprises concernées, mais également à l'étranger sur la base de l’ADPIC, l’accord de l’OMC sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce international.
Les sommes en jeu de cette véritable rente sont immenses. Elles sont difficiles à évaluer, car les entreprises ont souvent recours à des combines sophistiquées d’optimisation fiscale qui rend l’ampleur des flux opaques au niveau international. L’OMPI évalue ceux-ci à plus d’un trillion de dollars par année, ce qui n’est très probablement que la pointe de l’iceberg.
Comment les pays visés aujourd'hui par les taxes de Trump pourraient utiliser ce mécanisme?
En menaçant d’arrêter de protéger, sur leurs territoires respectifs, la propriété intellectuelle d'entreprises américaines telles qu'Apple, Google, Netflix, Tesla, Pfizer, etc.. Leurs produits ne seraient alors plus protégés, on pourrait en faire des copies et imitations légalement, ce qui serait en temps normal considéré comme des actes de contrefaçon et piraterie violant les lois applicables.
Et cela sera-t-il faisable?
Sans problème. Qu'est-ce qui réalise la protection de la propriété, au fond? C'est notre police, notre appareil justiciaire, notre administration publique qui la mettent en oeuvre. Ce sont nos fonctionnaires et nos magistrats qui interviennent en cas de violation du droit de la propriété intellectuelle, que celle-ci appartienne à des entités étrangères ou nationales. La protection du copyright, des marques, des brevets etc., au niveau national et international requiert que chaque pays assume la mise en œuvre effective à ses propres frais sur son territoire. La protection musclée de la propriété intellectuelle de titulaires étrangers, c’est le résultat de l’ADPIC de l’OMC, cela depuis maintenant 30 ans.
Les Etats-Unis ne risqueraient-ils pas de réagir en appliquant le même principe?
Bien sûr. Contrairement à l’Equateur, les entreprises européennes ou chinoises sont de très grands propriétaires «intellectuels» à l'étranger. Elles ont donc un fort intérêt à ce que le système continue hors de leurs frontières nationales. Je pense toutefois que ces sanctions croisées puissent avoir un effet dissuasif, en tant que menace, comme dans le cas de l’Equateur.
Les Américains vont réfléchir à deux fois avant de continuer à se bagarrer dans la cour de récréation lorsqu'ils risquent de perdre beaucoup de billes... Dans un deuxième temps, si l’effet dissuasif fonctionne, il serait possible de revenir à la table des négociations pour essayer de trouver un accord sans coups bas.
Ces sanctions croisées doivent être autorisées par l'OMC. Est-ce que cela serait possible aujourd'hui?
C'est une question d'interprétation juridique. Selon le droit de l’OMC, ces sanctions croisées peuvent être ordonnées seulement si la rétorsion pratiquée au sein du même pilier, soit en l’espèce taxer les biens et les services américains avec les moyens du GATT pour les biens et GATS pour les services, n'est ni efficace ni possible.
S'agissant du retrait de concessions dans le secteur des marchandises, les pays victimes des tarifs de l’administration Trump pourront faire valoir qu'une suspension n'est ni possible ni efficace, et que les circonstances sont suffisamment graves pour qu'on puisse demander l'autorisation de suspendre des obligations contenues dans l'ADPIC. En effet, la réaction par tarifs va conduire à une surenchère dévastatrice, à une guerre commerciale, qui risque même de mettre complètement hors jeu l’OMC en fin de compte.
La Suisse pourrait-elle s'inspirer de cette mesure de rétorsion?
Pour la Suisse, c'est un peu compliqué de faire cavalier seul. Nous sommes un petit pays riche, qui est tributaire de la protection de la propriété intellectuelle à l'étranger. Les industries pharmaceutiques, horlogères ou du logiciel, par exemple, ont un intérêt bien compris à obtenir des revenus du monde entier sur la base de leurs brevets, marques et droits d’auteur.
Il s’agit donc d’adopter une stratégie intelligente au moyen d’alliances. Le même défi s’applique à l’Union européenne, qui sera bien conseillée de s’allier à certains pays des BRICS, au Canada, à l’Australie etc. Cela augmenterait l’étendue des territoires et ainsi la force de frappe des économies refusant de protéger la propriété intellectuelle américaine le moment venu.
L’union fait la force?
Oui, la stratégie de l’Equateur devrait fonctionner pour les grands pays nantis en termes de propriété intellectuelle lorsque le volume de leurs actifs dépasse celui d'une nation ciblée par la contre-mesure. Dans cette constellation, l'effet de dissuasion sera réel. Il y a aujourd'hui un intérêt commun à une grande diversité de pays du monde à discipliner et recadrer l'administration Trump de manière déterminée.
Dans cette hypothèse, les actifs intangibles américains ne seront plus protégés dans une grande partie de la planète. Entre les membres d'une telle alliance hétéroclite, la protection internationale selon les règles de l'ADPIC demeurera inchangée pour la propriété intellectuelle des titulaires ressortissants de ces juridictions respectives. L'impact économique sera donc limité pour les victimes des agressions commerciales américaines. Les Etats-Unis feront alors face à un front uni et comprendront qu'ils sont bel et bien liés par le droit international, que la loi du plus fort ne saurait avantager les voyous à l'échelle planétaire.
Quelle est votre vision?
Il faut aujourd'hui repenser et recomposer les règles du jeu régissant le droit international et les relations internationales, parce que les abus et les tricheries radicales cassent irrémédiablement l’ordre planétaire actuel. Bien évidemment, en Europe, il s'agira de surmonter la cinquième colonne des éléments d'extrême droite à la laisse des ultra-nationalistes Américains et Russes...
Cette dimension n'est plus une simple question juridique ou économique, il y a là avant tout un défi politique d'une complexité aux ramifications extraordinaires. Ce défi politique exige aujourd'hui une gouvernance européenne d'une qualité nouvelle. Il en va de l'avenir de notre continent, si la nébuleuse occidentale n'arrive pas à faire front commun contre les incendiaires «Make America Criminal Again» - MACA, si nous ne parvenons pas à contrer les pyromanes tout de suite.
Pourquoi ce pessimisme?
Je constate cela par exemple aux réticences à confisquer les avoirs de la banque centrale russe en Europe, soit plus de 200 milliards d'Euros, pour défendre et reconstruire l'Ukraine. Ce pays, victime de la guerre d'agression russe, a un droit indiscutable à être dédommagé pour la violation crasse de l'accord de Budapest de 1994 en vertu duquel elle avait rendu son arsenal nucléaire à la Russie, cela en échange de la garantie de sa sécurité et de son intégrité territoriale.
La guerre d'agression de Poutine ne saurait être terminée par un «deal» réduisant l'Ukraine à une grande bande de Gaza en Europe, occupée par la Russie. Mais ceci est un autre chapitre de la même histoire...
Ce mécanisme pourrait donc être utilisé également dans d'autres domaines?
Oui, il s’agit d’un effet de levier qui peut contribuer à rendre le droit international public plus apte à être mis en œuvre, réalisé et exécuté de manière efficace, par exemple dans le cadre du droit pénal international, où les sanctions sont souvent difficiles à appliquer à l’égard des pays puissants. Trump et Poutine méprisent la Cour pénale internationale, ils menacent gravement les fonctionnaires et magistrats de ce tribunal et font pression sur les pays faibles qui font partie du Statut de Rome régissant cette institution.
La propriété intellectuelle pourrait alors être utilisée comme moyen de pression. Si un pays ne joue pas le jeu, on pourrait le menacer d'arrêter de protéger sa propriété intellectuelle à l'étranger. Conditionner la mise en œuvre du droit international de la propriété intellectuelle au respect du droit visant à punir effectivement les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, le crime de l’agression, le génocide. Si le droit international devait se développer dans ce sens positif, les puissants et les riches auront beaucoup plus de peine à imposer leur impunité.
Cette idée pourrait être bénéfique non seulement au droit pénal international, mais également au droit international de l’environnement ou aux régimes de droit international qui visent la sécurité et la paix, les droits de l’homme, la santé, l’alimentation et d’autres préoccupations existentielles pour le monde. Le recours à ce mécanisme de «conditionnalité de la propriété intellectuelle» pourrait compenser, en partie, l’absence d’un gendarme mondial, cela afin de mettre en œuvre le droit international lorsqu’il est ignoré et violé.
Quelles sont les implications d'une telle démarche à long terme?
A court terme, ce mécanisme peut être utilisé pour discipliner et pour recadrer un pays déviant dans le cadre du commerce international, mais une approche plus visionnaire et volontariste offrirait l'occasion de repenser le système dans son ensemble, respectueux de la paix et de la diversité humaine, dans le meilleur des scénarios, de l’humanité aujourd’hui et demain, de l’équité entre les générations actuelles et futures.
Les nations nanties sont devenues dépendantes de cette manne, qui vient de l'étranger sans grand effort, depuis maintenant 30 ans. C’est le bon moment pour changer cette situation inacceptable de manière conséquente. Le chaos permet de réaliser un nouvel ordre mondial qui serait plus équitable que le système actuel. Faire mieux, pour nos enfants et nous-mêmes.