«Taylor Swift a créé un Woodstock sans drogue»
Impossible de se replonger dans l’Eras Tour de Taylor Swift sans se souvenir qu’au même moment, les Américains se déchiraient en silence et en famille, pour savoir lequel des deux vieux Messieurs ils installeraient dans le Bureau ovale. La pop star du siècle a fabriqué quelque chose qui n’était pas tant à l’ordre du jour sur notre planète. Une entreprise à contre-courant. Des larmes de joie émergeant d’un océan d’agressivité généralisée.
Au beau milieu des blessures idéologiques, entre les bombes et les averses d’aigreur, alors qu’il semble aujourd’hui admis et même requis de signifier sa désapprobation plutôt que d’exprimer toute espèce d’assentiment, cette grande dame de l’entertainment a accouché d’un véritable monstre d’humanité. Un «Woodstock sans la drogue», comme le décrira dans The End of An Era ce journaliste anglais figé au pied du stade de Wembley, le 20 août 2024, quelques heures avant l’ultime concert européen de cette aventure historique.
Disponible depuis vendredi matin sur Disney+, le documentaire retrace de l’intérieur l’épopée de Taylor Swift à travers un monde beaucoup moins résiliant qu’elle, peuplé de millions de soldats prêts à tout pour boire cul sec ses shots d’optimisme. Un convoi d’amour pur – que certains se forcent encore aujourd’hui à juger risible de naïveté, roulant sur le bas-côté d’une élection présidentielle américaine en aussi mauvaise santé que la société moderne.
Un plane-trip jalonné de records, de milliards de dollars, de tremblements de terre, de fantasmes assouvis et d’émotions sans doute trop denses pour un seul être humain.
On le savait déjà, mais le gigantisme est d’autant plus frappant une fois au cœur du réacteur. Une tournée qui a pris des allures de siècle en accéléré. Financièrement, professionnellement, créativement, humainement, rares sont les patrons de startup à devoir traverser autant de défis en une vie entière. Le documentaire s’attarde d’ailleurs sur l’ampleur du paquebot.
En 18 mois, Taylor Swift va mener cette tournée à bien, composer un album en secret, réécrire le spectacle, devenir milliardaire, réchapper à un attentat et tomber amoureuse, pendant que l’on se demande tout penaud si on a le temps et la motivation d’aller courir avant le boulot.
Et la patronne semble avoir compris quelque chose qui paraît has-been: un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Le premier épisode s’ouvre sur une mêlée d’avant concert, en coulisses et en compagnie des danseurs et des musiciens. Si la chanteuse est au centre, on est très loin des geignements égocentriques de TikTok.
Pour que l’Eras Tour puisse exister, Taylor Swift a d’abord dû se muer en cheffe d’entreprise. Une multinationale de plusieurs milliers d’employés, qu’il a fallu embarquer dans son propre délire, motiver, diriger, soutenir, protéger, faire rêver et rémunérer. Tout ça à la fois, sans subvention et, surtout, la moindre dissension. C’est sans doute le message le plus important de ce documentaire, en marge de la magie du spectacle, du pognon et du dithyrambe.
A l’heure où de petites compagnies culturelles annulent des spectacles et abritent des guerres internes, morales et sanguines, la pop star a démontré qu’il est encore possible de faire preuve d’une réelle ambition, sans abandonner son prochain derrière son propre reflet ou se prendre les pieds dans une bienveillance factice.
Et pas seulement parce que la cheffe a fait pleuvoir un bonus de près de 200 millions de dollars sur son personnel.
Bien sûr, on voit mal un danseur noyer Taylor Swift de critiques, dans un documentaire qu’elle a elle-même produit. Mais, au fil des images, on peut raisonnablement se rendre compte que la star leur a offert une aventure d’une puissance incomparable et qu’ils n’oublieront pas de si tôt.
Une patronne qui a aussi dû se transformer en maman d’une gigantesque famille, lorsque l’horreur a failli s’abattre sur la tournée. On parle bien sûr de la tentative d’attentat déjouée à Vienne, mais également de l’attaque au couteau à Southport, ayant pour cible une école de danse qui organisait un atelier sur le thème de Taylor Swift.
Une période que la chanteuse compare dans le documentaire à un vol de ligne, durant lequel elle se doit de rassurer ses millions de passagers et laisser sa propre angoisse en soute.
Dans le fond, ce documentaire se dévore comme on assiste au spectacle de fin d’année de sa progéniture. Car Taylor Swift est une chouette fille, pleine de détermination, de courage et de vie. Le cœur est à l’ouvrage, le talent en bandoulière, pourvoyeuse de rêves et entourée d’amour. Un modèle comme on en fait plus. Et c’est son doudou Travis Kelce qui va dénicher la phrase qui résume tout, au bout du fil, alors que sa fiancée fonce vers l’énième stade, à l’arrière de sa limousine.
Rien de cul-cul. Touchant, simplement. Et s’il fallait choisir un culte, on préférera mille fois que nos gamines deviennent des Swifties rose pâle que des Trumpistes rouge sang.
