Sans ce «monstre», Taylor Swift n’aurait pas été agaçante
«On ne se remettra jamais ensemble.» Quand Taylor Swift raconte pour la première fois ses errances amoureuses à cet étrange suédois aux mains moites, elle ignore encore que cet échange banal la rendra riche à crever.
En 2012, Max Martin a une mission: transformer une star de la country en reine de la pop, entre les murs des Conway Recording Studios de Los Angeles. A ses côtés, son compatriote Shellback. La paire de producteurs n’a pourtant pas à rougir face à la déjà imposante petiote de Pennsylvanie. Avant elle, Britney Spears, Katy Perry, Kelly Clarkson ou les Backstreet Boys ont eu le privilège de crever le plafond des hit-parades grâce à leurs mélodies algorithmiques.
Max Martin, cherchant sans doute à rentabiliser les récits de rupture de sa nouvelle cliente, lui glissera alors une formule qui deviendra une machine à cash: «Voilà ce qu'on l’on va écrire. On doit écrire cette chanson», lit-on dans le New York Times, rare média à avoir réussi à interviewer l’ours prolifique. Le 13 août 2012, treize ans avant que Taylor Swift ne gave les stades du monde entier d’une chair dense et fanatique avec l’harassant Eras Tour, We Are Never Ever Getting Back Together va la projeter (et l’enfermer?) dans une nouvelle dimension.
Pour le plus grand bonheur de millions de Swifties et le malheur des autres, agacés par la mainmise de la trentenaire sur le marché de la pop.
Si, vendredi 3 octobre 2025, pas loin d’une centaine d’artistes ont repoussé la sortie de leur album pour éviter de suffoquer dans l’ombre du raz-de-marée Taylor Swift, ce prolifique et mystérieux producteur en est certainement pour quelque chose. De nouveau aux manettes pour The Life Of A Showgirl, 12e opus de la chouchoute de Travis Kelce, Max Martin distribue les tubes pendant que d’autres les lui envient. Et, ce, sur quatre décennies.
En 1997, les groupes TLC et Backstreet Boys prendront sans doute la même très mauvaise décision: refuser le morceau Baby One More Time. Une chanson qui va finir dans les oreilles d’une certaine Britney Spears, alors inconnue, qui était «en studio depuis environ six mois à écouter et enregistrer des morceaux, sans n’avoir encore entendu de véritable tube». Elle offrira alors involontairement l’une des meilleures descriptions de son compositeur:
Une mélodie entêtante, un gimmick imparable et le rythme parfait. C’est l’artillerie de production massive du génie suédois, aujourd’hui âgé de 54 ans. Baby One More Time propulsera la carrière de Britney et sera le premier tube de Max Martin à trôner au sommet du Hot 100 américain. 27 (!) suivront. Il s’agit d’un record qui lui permettra de surpasser un autre Martin, George, considéré comme le cinquième Beatles, en janvier 2024.
Oui, c’est vertigineux.
Les 27 tubes de Max Martin à la 1ère place du Hot 100
- Baby One More Time, Britney Spears (1999)
- It’s Gonna Be Me, NSYNC (2000)
- I Kissed a Girl, Katy Perry (2008)
- So What, Pink (2008)
- My Life Would Suck Without You, Kelly Clarkson (2009)
- 3, Britney Spears (2009)
- California Gurls, Katy Perry w/ Snoop Dogg (2010)
- Teenage Dream, Katy Perry (2010)
- Raise Your Glass, Pink (2010)
- Hold It Against Me, Britney Spears (2011)
- E.T., Katy Perry w/ Kanye West (2011(
- Last Friday Night (T.G.I.F.), Katy Perry (2011)
- Part of Me, Katy Perry (2012)
- One More Night, Maroon 5 (2012)
- We Are Never Ever Getting Back Together, Taylor Swift (2012)
- Roar, Katy Perry (2013)
- Dark Horse, Katy Perry (2014)
- Shake It Off, Taylor Swift (2014)
- Blank Space, Taylor Swift (2014)
- Bad Blood, Taylor Swift (2015)
- Can’t Feel My Face, The Weeknd (2016)
- Can’t Stop the Feeling!, Justin Timberlake (2016)
- Blinding Lights, The Weeknd (2020)
- Save Your Tears, The Weeknd w/ Ariana Grande (2021)
- My Universe, Coldplay w/ BTS (2021)
- Yes, And?, Ariana Grande (2024)
La machinerie de Martin n’a pas grand-chose à envier aux usines d’Ikea. Le Jean-Jacques Goldman de Stockholm, qui fait bronzer ses billets verts à Los Angeles depuis la mort de son ancien producteur et concitoyen Denniz PoP, sait mieux que personne comment dépouiller les ritournelles de leur supplément d’âme. La chanteuse Robyn, Suédoise elle aussi, disait d’ailleurs de lui qu’il n’est «pas un artiste, il écrit des chansons».
Aux artistes, ensuite, d’y fourrer un semblant de personnalité et d’humanité au moment d’emballer le tout d’un vernis marketing de masse. Car le business de la chanson pop fonctionne souvent en marque blanche avant d’être porté par une égérie, avec une gueule et une voix.
Si ce «monstre» mélodique, à l’instar des nombreux autres producteurs suédois, travaille parfois avec l’artiste et à la commande (comme sur le dernier album de Taylor Swift), il possède d’abord un catalogue de tubes en puissance, que les agents et les huiles des maisons de disques s’arrachent pour les fourguer sans trop d’efforts à leurs poulains. Des refrains dont les futurs interprètes sont donc parfaitement interchangeables.
Un exemple? It’s Gonna Be Me, Tearin’ Up My Heart, écrite par Max Martin et enregistrée en 1996 par les NSYNC de Justin Timberlake, devait initialement tomber dans le caddie des Backstreet Boys.
Bien sûr, il faut une bonne dose de talent pour aligner autant de strikes en une seule carrière et planquer une recette aussi secrète que celle du Coca-Cola. Voire même un ADN culturel et une enfance idéale qui viennent épicer le tout. Fils d’un flic et d’une institutrice, Max Martin dit devoir beaucoup à ABBA et au système éducatif suédois, qui offre très tôt aux gamins une voie royale vers l’apprentissage de la musique.
Mais la formule du multimillionnaire (400 millions pour être précis), c’est d’abord une série de commandements sur lesquels il ne transige pas.
S’il donne très peu d’interviews, ses différentes masterclass et la parole de ses disciples permettent de lever (un peu) le voile sur sa stratégie musicale. Sans surprise, la mélodie est au cœur du déploiement.
Le reste, c’est du bricolage ingénieux et un piratage de nos cerveaux, bien avant les algorithmes de TikTok. Le refrain doit débouler avant une minute, les paroles ne visent jamais le Nobel de Littérature et l’auditeur est censé se faire kidnapper par la chanson dès les premières secondes.
Si l’on retrouve cette marque de fabrique dans n’importe quel hit radiophonique, Max Martin parvient à ronger le morceau jusqu’à l’os, en bazardant tout ce qui n’est pas indispensable, comme en cuisine: «Une des règles d’or pour moi, c’est que, si tu ne peux pas l’entendre, supprime-le», répète-t-il depuis les nineties. Au point de conserver la même structure pour le couplet et le refrain. C’est notamment le cas dans le morceau E.T. de Katy Perry, en duo avec Kanye West.
Une recette qui lui a permis d’être le compositeur ou le producteur d’un nombre incalculable de tubes, seul ou en collaboration avec l’artiste. Blinding Lights de The Weeknd? C’est lui. Aussi. Since U Been Gone? de Kelly Clarkson? Aussi. It’s My Life de Bon Jovi? Pareil (si, si). Et si vous écoutez bien, comme dans cette playlist dédiée à ses faits d’armes, vous retrouverez la patte hautement reconnaissable de Max Martin.
En faisant une nouvelle fois appel au bulldozer des charts et à son acolyte Shellback, Taylor Swift avait «l'impression qu'on pourrait tout simplement faire un carton si on retournait en Suède, juste toutes les trois», confiait-elle au micro du podcast des frères Kelce, il y a un mois.
Et les chiffres parlent d’eux-mêmes.